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L'OPÉRA SECRET

XVIir SIECLE

Justification des tirages de Luxe

3 Exempl. sur peau de vélin n" i à ?

12 sur papier du Japon n" 4 a i3

i5 de Chine n" 16 à 3o

20 teinté de Renage, n" 3i à 3o

5o Whatman n" 3r à 100

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L'OPÉRA SECRET

AU

XVIir SIECLE

Q/iventures et intrigues secrètes

racontées

d'après les papiers inédits

conservés aux Archives de l'État et de l'Opéra

^DOLTHE JULLIElSi

PARIS

LIBRAIRIE ANCIENNE ET MODERNE

EDOUARD ROUVEYRE

I, rue des Saints- Pères, i 1880

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f"^^g-j,^ORsauE j'enlrepris de rechercher aux Ar- ^.. chives de l'Etat tous les papiers ayant trait an séjour en France de Sacchini et de Salieri, ainsi qu'aux ouvrages qui leur furent commandés par V Administration pour F Académie de musique, je jus tout d'abord effrayé des liasses énormes qu'il me fallait dépouiller : il s'agissait, en effet , de seize cartons contenant en moyemie chacun trois cents pièces, sans aucun clas- sement méthodiaue ni chronologique.

Ce beau désordre, auquel il serait d'ailleurs très difficile de remédier, rend 1rs redierches cxirêmernent longues, car telle pièce qui parut d'abord insignifiante et dont la trace est perdue , peut acquérir une grande importance rapprochée de tel autre papier quon dé- couvre beaucoup phis tard : ou comprend dés lors quel rôle joue la mémoire pour un travail de ce genre, dans l'impossibilité l'on est de noter toutes les pièces qui passent sous les veux.

A mesure que je poursuivais mes recherches, je découvrais de nouvelles données très intéressantes sur r Opéra du dix-huitième siècle, et je m'assurais, sans trop m'en étonner, que tons les écrivains qui se sont occupés de l'histoire de notre premier théâtre n'ont jamais eu l'idée de consulter ces documents, four- millent les révélations les plus piquantes : c'est pour- tant là, et non ailleurs , que se trouve la véritable histoire de V Opéra.

Seul, Castil-Bla-:^e , a eu connaissance des trésors enfouis dans les cartons des Archives, mais il n'en tira aucun parti et ne sut même pas reproduire exactement les rares renseignements qu'il y puisa. M. Desnoires - terres, du moins, les' a dépouillés avec réflexion et a su '

les mellre à conlribulion pour son travail si cotiiplc! au point de vue documentaire sur Gluck et Piccinni.

J'en ai, à mon tour, extrait soigneusement toutes les pièces visant Sacchini et Salieri, les plus impor- tantes comme les moins saillantes, et elles ont toutes trouvé place dans mon ouvrage sur la Cour et l'Opéra sous Louis XVI.

Mais je ne m'en suis pas tenu là, et, m'y reprenant à plusieurs fois pour ne rien laisser échapper de cu- rieux , fai voulu écrémer tous les papiers présentant quelque intérêt et les produire au jour. De ces différents articles , ayant trait à tel artiste célèbre, à telle intrigue demeurée secrète, qui parurent d'abord dans divers journaux et qui forment, réunis ensemble, une histoire mystérieuse et vraie de l'Opéra pendant les années qui précédèrent la Révolution.

Du jour je les publiai, plusieurs de ces pièces se répandirent très vite dans la presse. La plupart de mes cofifrères voulurent bien nommer celui qui les avait recherchas , mais plusieurs se les approprièrent sans plus de façon. Certain rapport de Dauvergne, no- tamment, a obtenu un vif succès de curiosité, mais l'intérêt même excité par ces documents à leur appari-

lion a pu faire constater gui les avait, le premier, découverts et publiés.

Tous les papiers vianuscrils réunis dans ce volume ont vu le jour par mes soins, et, quant à ceux qu'on pourrait déjà connaître en partie pour les avoir lus sous une autre signature, ils étaient extraits de mes propres articles. Au besoin, la date de publication en ferait foi et je ne fais , pour ceux-là, que reprendre mon bien chez autrui.

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ERS la tin du dix-huitiéme siè- cle, un homme exerça une in- fluence dominante à l'Opéra, i|' influence supe'rieure même à ?^ celle du ministre qui de'tenait le pouvoir nominal , mais qui laissait son second gouverner. Ce personnage considérable ne jouissait pas seulement d'une autorité occulte, car lui-même était décoré du titre de Commissaire du Roi près l'Académie de musique, mais il avait su par son esprit d'intrigue, par son habileté à flatter le tiers et le quart, se faire peu à peu une place beaucoup plus grande que ses fonctions ne le comportaient d'abord. Il sut enfin occuper ce poste envié pendant les dix années qui pré- cédèrent immédiatement la Révolution, et ne fût-ce que par la durée de son autorité, il mériterait qu'on

4 l'opéra secret au XVllI» SIÈCLE

s'occupât sérieusement de lui, alors même qu'il n'aurait pas eu une si grande influence sur les destine'es de notre Opéra, partant sur celle de la musique drama- tique en France.

C'est d'ailleurs une figure singulière et bien curieuse à étudier que celle de ce Papillon de la Ferté, parti d'une position assez modeste et arrivé aux fonctions les plus enviées, jouissant d'un crédit sûr et l'em- ployant volontiers pour ses favorites, homme aimable d'ailleurs et très affable , trop affable même , doué d'une grande activité et d'un sens droit, ne boudant pas au travail, imaginant, proposant, essayant quantité de projets qu'il croyait être pour le bien de l'Opéra ; homme de mérite, au résumé, mais, pour employer une expression toute moderne, faux bonhomme au premier chef. Ce n'est pas assez d'un mot pour expli- quer ce caractère complexe, et il ne suffit pas d'inju- rier La Ferté, comme fait Castil-Blaze le déclarant : « vieux dévot, libertin et frappé d'imbécillité dès ses plus jeunes ans, » pour le juger. Celui-là mérite mieux qu'une appréciation sommaire, qui sut jouer un tel rôle dans notre histoire musicale, qui gouverna presque souverainement l'Opéra durant une période aussi glorieuse pour ce théâtre, puisqu'elle, vit éclore les chefs-d'œuvre de Sacchini et de Salieri.

d'une famille vouée aux fonctions financières, le jeune Papillon* obtint d'abord des intérêts dans les

* Denis-Pierre-Jean Papillon, dit La Ferté, fut inscrit à la p.iroissc de Notre- Dame de Châlons le 18 février 1727, ainsi qu'il résulte des copies de son acte de naissance et de son acte de décès (i" thermidor II) conservées aux archives de l'Opéra.

UNROIDECOU LISSES 5

fermes ; puis, lors de la suppression des sous-fermes, il acheta assez cher une charge des plus recherchées et fut nommé Intendant-contrôleur de l'Argenterie et des Menus Plaisirs de la Chambre du Roi. Multiples et délicats étaient les devoirs de ces fonctionnaires, appelés plus brièvement intendants des Menus. Ils devaient examiner en détail la recette et la dépense, tant ordinaire qu'extraordinaire, qui se faisait dans la chambre du roi, tant pour sa propre personne qu'à l'entour d'elle; ils en tenaient contrôle et devaient faire rendre compte aux trésoriers généraux de l'Argenterie et des Menus , d'abord devant les premiers gen- tilshommes de la Chambre, puis à la Chambre des comptes. La dépense pour la personne du roi compre- nait ses habits, linges, ornements, joyaux, etc. ; la dépense hors de sa personne embrassait les meubles et l'argenterie pour les appartements royaux, plus les dépenses extraordinaires, telles que bals, ballets, mascarades, carrousels, tournois, baptêmes, sacres, couronnements, mariages, pompes funèbres, services, enterrements, anniversaires, etc.. Les intendants des Menus prêtaient serment de fidélité entre les mains du chancelier et à la Chambre des comptes, à laquelle ils soumettaient, chaque année de leur exercice finissant, le résumé de tout le contrôle exercé par eux. Leurs gages et droits étaient portés sur les états de la dépense ordinaire de l'Argenterie, mais ils avaient en outre pour « leur bouche à cour en argent » chacun 1,200 livres à la Chambre aux deniers, au lieu de la bouche à cour qu'ils avaient précédemment à la table des premiers valets de chambre et secrétaires du

6 L OPERA SECRET AU XVIIl' SIECLE

cabinet, et ils avaient enfin pour leur propre usage chacun deux mulets de l'équipage du roi*.

La Ferté employa d'abord toute sa diplomatie à conquérir la sympathie de ses supérieurs, les gen- tilshommes de la Chambre du roi , qui avaient mal accueilli sa nomination, et il y parvint après un temps relativement assez court. A la suite de l'insuccès de l'administration de la Ville, en 1776, il fut choisi une première fois par le roi, pour mettre un peu d'ordre dans les affaires de l'Opéra; il n'y resta guère plus d'un an, mais ce court ofhce lui suffit pour montrer de réelles qualités d'administrateur théâtral. Aussi quand, après de nombreux essais et de nouveaux échecs, le roi dut encore enlever la gestion de l'Opéra à la Ville en 1780, rintendant des Menus se trouva tout naturel- lement désigné par ses services antérieurs pour sur- veiller de près la direction du théâtre, confiée d'abord à Berton, puis à Dauvergne : c'est de ce jour que date le règne artistique de La Ferté.

La toute-puissance de La Ferté s'explique par ce simple fait que, pendant les dix années qu'il resta Commissaire du Roi près l'Académie de musique, il vit se succéder au-dessus de lui quatre ministres de la Maison du roi, qui devaient nécessairement prendre ses avis pour paroles d'Evangile en un sujet ils ne connaissaient pas grand'chose, et qui ne restaient pas assez longtemps en place pour apprendre à juger par eux-mêmes les contestations si compliquées et si

* Etat de la France, t. I, p. 290. Le dernier Etat de la France a été publié en 1749, six ou sept ans seulement avant l'entrée en fonctions de La Ferté.

UN ROI DE COULISSES 7

délicates qui s'élevaient presque chaque jour à l'Opéra. La Ferté savait très habilement jeter le grappin sur eux dés qu'ils entraient en fonctions, et, sous prétexte de leur éviter tous les désagréments d'une « machine aussi compliquée » à conduire, il ne leur expliquait que ce qui était absolument nécessaire; il leur présen- tait chaque affaire en litige sous le jour le plus propice à ses vues ou à ses projets et leur dictait le plus souvent leurs ordres, qu'ils n'avaient qu'à signer.

Une lettre comme exemple précis. A peine le comte de Saint-Priest eut-il pris possession du ministère, que La Ferté lui écrivit la lettre suivante, qu'il avait déjà envoyer aux ministres précédents :

Monseigneur,

Je respecterois trop vos occupations pour oser vous en distraire dans un moment aussi intéressant, si je ne croyois de mon devoir de vous éviter par cette même raison les importunités qu'ont même éprouvées dans des temps plus tranquilles MM. vos prédécesseurs, à leur avènement au ministère, relativement à l'Opéra. Pour les éviter, je penserois , Monseigneur, que jusqu'au moment vous pourrez me sacrifier quelques instants pour avoir l'honneur de vous rendre compte de l'administration de l'Opéra et des raisons qui ont déterminé le roi à réunir ce spectacle à son domaine, il seroit à propos que vous écartassiez toutes les demandes importunes qui pourront vous être faites surtout relativement à des congés, en répondant que vous ne pouvez rien entendre à cet égard qu'après vous être fait rendre compte de la position de l'Académie royale de musique. J'ai l'honneur de vous prévenir. Monseigneur, à l'avance que ce n'est pas une des plus

8 l'opéra secret au xviii^ siècle

faciles de votre ministère. Mais j'espère qu'avec M. le vicomte de Saint-Priest, qui m'a témoigné de la bonté, nous pourrons vous épargner l'ennui qui est la suite de cette administration et dont j'ai cherché à éviter autant que j'ai pu les dégoûts à MM. vos prédéces- seurs*....

Lorsque La Ferté fut chargé de la surveillance supérieure de l'Opéra, en mars 1780,11 avait au-dessus de lui le ministre Amelot, et c'est avec lui qu'il en prit le moins à son aise, parce que Amelot voyait de plus près les affaires, au moins celles de l'Opéra, que ne firent ses successeurs. Mais lorsque Amelot fut remplacé parle comte de Breteuil au courant de 1783, lorsque celui-ci céda la place, le 24 juillet 1788, à M. Laurent de Villedeuil, qui fut remplacé l'année suivante par le comte de Saint-Priest, La Ferté n'eut plus de conseils à prendre de personne : il en donnait, au contraire, à ses supérieurs, qui les accueillaient le plus souvent avec l'empressement de gens trop heu- reux d'être aussi bien renseignés. Durant ces dix années, La Ferté n'eut sous ses ordres qu'un seul directeur de l'Opéra, Dauvergne, excepté pendant trois ans, d'avril 1782 à Pâques 1785, durant lesquels Dau- vergne, exaspéré par l'insubordination et les réclama- tions des artistes, avait se retirer et les laisser se gouverner en république ; mais le comité des artistes était alors dans la main de La Ferté par son beau-frère Morel. Peu importait dès lors à l'intendant des Menus

Archives nationales. Ancien régime. O i. 626. Lettre de La Ferté du 20 juillet 1787.

UN ROIDECOU LISSES 9

qu'il y eût oui ou non un chef nominal à la tète de l'Opéra, d'abord parce qu'il devait facilement s'entendre avec ce directeur, puis, parce qu'en cas de de'saccord avec lui, il pouvait le faire combattre par le comité dont il tenait tous les fils et qui était toujours prêt à contre- carrer son chef immédiat. De quelque façon qu'on s'ar- rangeât, c'était toujours lui, La Ferté , qui demeurait le conseiller nécessaire et le maître souverain.

Des quatre ministres précités , c'est le baron de Breteuil qui resta le plus longtemps à la Maison du roi : c'est aussi sur lui que La Ferté exerça le plus d'empire, précisément parce que le baron était peu au courant des choses du théâtre et qu'il marqua d'abord pour elles un extrême dédain, si l'on en croit Métra. « En s'installant dans son département, M. de Breteuil a trouvé fort plaisant que, depuis le ministère de M. Amelot, il y eût douze volumes in-folio de lettres respectivement écrites entre ce ministre et l'adminis- tration de l'Opéra ; il a bien assuré que tel long que pût être son règne, il ne laisserait jamais dans les archives ministérielles des dépôts aussi complets de son attention en cette partie, et c'est ce que tous ceux qui connais- sent la gravité respectable de M. de Breteuil ne balan- cent point à croire ; il y a bien quinze ans qu'on ne l'a vu au spectacle, et certainement il se respecte trop et respecte trop les hommes pour donner autant de temps à des choses futiles en comparaison de celles que l'on néglige, et qui intéressent le bonheur et la paix de la société *. »

' Correspondance secrète, 23 novembre 1783.

lo l'opéra secret au xviii*' siècle

Il n'y a qu'à ouvrir les cartons des Archives nationales pour s'assurer que M. de Breteuil, malgré sa « gravité respectable », a s'occuper beaucoup de ces «choses si futiles », et plus peut-être qu'aucun autre ministre, car les pièces échangées entre lui, le commissaire royal et le comité, durant les cinq années qu'il resta ministre, sont presque innombrables. C'est autant de perdu pour sa réputation de gravité, mais c'est autant de gagné pour l'histoire *.

D'ailleurs La Ferté avait su très habilement s'y pren- dre pour établir son crédit auprès du ministre et de son secrétaire, M. Comyn. Il leur faisait assidûment la cour, il les invitait à tour de rôle à sa petite campagne de l'île Saint-Denis, il jouait à merveille la lassitude, il se plaignait fort à propos des ennuis de cette admi- nistration, — juste assez pour qu'on le complimentât, sans songer à l'en décharger ; il se représentait vo- lontiers comme « enrhumé ou enfluxionné » et jouait d'autres fois la résignation. « Monseigneur, je serai privé aujourd'hui d'avoir l'honneur de vous faire ma cour , étant incommodé , étant arrivé au mo-

* M. de Breteuil compromit bien aussi cette belle gravité par sa conduite lé- gère. Outre ses relations avouées avec une de ses sujettes, la première danseuse Victoire Sauluier, il était le cavalier servant de M™= Griraod de la Reynière, femme du fermier général et mère du gastronome incomparable, le plus lettré des gourmands et le plus gourmand des lettrés, comme dit M. Monselet dans son intéressante étude sur Grimod de la Reynière. M. de Breteuil fît arrêter et incarcérer le (ils de sa maîtresse, en avril 17S6, pour se venger, elle et lui, de quelques traits moqueurs. « Un ministre, écrivait plus tard Grimod, dont le nom sera longtemps célèbre dans les annales du despotisme et de la brutalité, m'exila dans une abbaye au fond de la Lorraine. Il n'était nullement question du gouvernement dans mon mémoire, et cet exil fut une vengeance personnelle du ministre, auquel, il est vrai, je n'avais jamais pris la peine de dissimuler mon profond mépris. >>

UN ROI DE COULISSES II

ment fâcheux qui m'avoit été annoncé , il y a plus de dix ans, si je continuois à mener une vie aussi sédentaire sur mes papiers : mais c'est chose faite *. » Il avait à l'occasion le mot pour rire et savait dérider ses supérieurs, après les avoir apitoyés. « Le temps affreux qu'il fait à Paris a presque fait fermer aujour- d'hui l'Opéra ; les sujets ne trouvant pas de voiture, les rues étant des rivières, ils se sont rassemblés au magazin, d'où ils m'ont fait prier de leur prêter un chariot couvert des Menus avec des cheveaux, pour les mener et ramener de l'Opéra ; on a arrangé le tout en dedans avec des chaises et bancs, j'espère qu'il ne leur arrivera pas malheur et que cela ne ressemblera pas au voyage de Ragotin **. »

Le ministre était assez porté sur sa bouche, à ce qu'il paraît, et La Ferté s'entendait fort bien à flatter son faible pour la bonne chère : leur correspondance admi- nistrative est assez souvent entremêlée de détails culi- naires qui font venir l'eau à la bouche. « Monseigneur, écrivait certain jour La Ferté, je suis bien fâché de la raison qui me prive de l'honneur de vous posséder demain, j'espère cependant que votre guérison sera aussi prompte que je le désire et que vous voudrez bien alors me dédommager. Je ferai en sorte, si je suis un peu moins enchaîné, d'avoir l'honneur d'aller m'in- former demain de votre santé et de vous faire, Monsei- gneur, ma cour ; je vous prie de vouloir bien agréer

Archives nationales. Ancien régime. O i. 62b. Lettre de La Ferté au ministre, du 24 février 1784.

" Ihid. Lettre de La Ferté au ministre, du 2 janvier 1784.

12 L OPERA SECRET AU XVIIl" SIECLE

un outardeau qui m'est arrivé, je désire que vous le trouviez de votre goût *. »

Mais après manger il faut boire, et La Ferté étant allé passer quelque temps en Champagne, à l'automne de 1784. le baron de Breteuil lui adresse une petite lettre dont voici le passage important : « Je vous remer- cie des informations que vous voulez bien me donner sur les différentes espèces de vins de Champagne, dont votre séjour dans cette province vous a mis à portée de prendre connaissance. Je vois que le bon est assez rare. Si vous voulez en rapporter quelques essays, je verrai h votre retour, à me décider sur la quantité que je pourrai m'en procurer **. » La Ferté était trop bon courtisan pour ne pas offrir à son chef tous les « essays » que celui-ci désirait ; et nul doute que M. de Breteuil n'ait pavé le vin de Champagne de la même monnaie que l'outardeau.

Malgré toutes ces prévenances, La Ferté essuyait parfois quelques rebuffades du ministre, mais le nuage était bientôt passé. Comme tous les gens pénétrés de de leur importance et qui se savent indispensables, La Ferté ne négligeait aucune occasion de faire du zèle : il paraissait se donner beaucoup de peine pour résoudre les questions les plus simples et faisait semblant d'aper- cevoir de graves complications il n'y avait nul embarras. Ainsi écrit-il certain jour au ministre (27. mars 1784) que tout le comité de l'Opéra, le bailli du

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 62e. Lettre de La Ferté au ministre, du 12 janvier 1784.

" Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Lettre du ministre à La Ferté, du 25 octobre 1784.

UNROIDECOULISSES 10

Rollet et Salieri, sont venus le trouver tout en émoi pour lui exposer de graves réclamations. L'apparition des Danaïdes, lui ont-ils dit, a été fixée au lundi 19 avril, de façon à assurer le paiement des sujets pour la fin de ce mois ; cette représentation importante est attendue avec impatience par le public, et voilà qu'on répand le bruit que M"° Montansier voudrait faire chanter trois ou quatre fois à Versailles, la semaine prochaine, les artistes de l'Opéra. Ce retard dans les répétitions pourrait causer à l'Opéra une perte de plus de i5o,ooo francs, car les recettes seraient presque nul- les pour le mois d'avril, et les appointements des ac- teurs resteraient encore en suspens. Cependant, ajoute La Ferté, ces considérations, si graves qu'elles soient, doivent céder devant les désirs de la reine, si c'est vrai- ment pour répondre aux intentions de Sa Majesté que la Montansier veut attirer les sujets de l'Opéra à Ver- sailles et les déranger des répétitions : c'est ce qu'il faudrait éclaircir en toute hâte, à son humble avis.

A lire cette lettre si pressante, il semblait vraiment qu'il y eût péril en la demeure. Le ministre ne s'en émut pas beaucoup et fit simplement répondre par son secrétaire que « le projet en question n'avait pas le moindre fondement, que M. de La Ferté en a pris allarme à tort ; » puis il ajouta de sa main, non sans une nuance d'impatience : « Vous aurez tous les jours des inquiétudes nouvelles, si vous ouvrez les oreilles aux propos *. »

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettres de La Ferté, des 17 et 27 mars 1784. Lettres du ministre, des 27 et 28 mars.

14 l'opéra secret au xviii^ siècle

Avant même d'être chargé de la direction de l'Opéra, La Ferté, qui avait su prendre assez vite le premier rang parmi les intendants des Menus pour que le mi- nistre et les gentilshommes de la Chambre aient voulu, en 1762, réunir les trois charges d'intendants sur lui seul, La Ferté voyait déjà onduler autour de lui une cour nombreuse de flatteurs, de ces gens à l'œil exer- cé, au flair subtil, qui savent discerner entre mille le puissant du lendemain, le maître futur, et qui s'atta- chent dès lors à sa destinée avec une obstination d'au- tant moins touchante qu'elle est plus tôt récompensée.

Poinsinet, l'illustre, l'unique Poinsinet, Poinsinet le mystifié, était un des courtisans les plus empressés de La Ferté, et lorsque sa comédie du Cercle fut repré- sentée à la Comédie-Française , il s'empressa de la dédier à son protecteur *. Cette flatterie lui valut aussitôt une dure leçon :

On s'étonne et même on s'irrite

De voir encenser un butor ;

N'a-t-on pas vu l'Israélite

Jadis adorer le veau d'or ?

Un auteur peut, sans être cruche,

Emmécéner un La Ferté ;

C'est un sculpteur qui d'une bûche.

Sait faire une divinité **.

Cette petite comédie, le Cercle ou la Soircc à la modi, renfermait, parait-il, plusieurs scènes de la comédie de Palissot jouée à Nancy et imprimée dans ses œuvres sous ce même titre du Cercle. Comme ou demandait à Palissot pourquoi il n'avait pas revendiqué cette comédie ; " Serait-il décent, dit-il, que Géronte revendiquât sa robe de chambre sur le corps de Crispin? >> Cette petite pièce, en forme de mosaïque, renfermant quelques peintures assez vraies de ce qui se

passait parmi les gens d'un certain monde, le duc de disait à l'auteur :

I. Il faut, monsieur Poinsinet, que vous ayez bien écouté aux portes. »

" Mémoires secrets, 2 octobre 1764.

UN ROI DE COULISSES 15

Cette injurieuse facétie n'empêcha pas Poinsinet de tomber en récidive pour mieux s'assurer les bonnes grâces de son illustre patron, car moins d'un an après il composait une pièce de vers bien élogieuse et bien fade pour célébrer la fête de M'"'^ Razetti. « Qu'est-ce que c'est que cette dame ? demande Bachaumont. C'est la maîtresse de M. de La Ferté. Qu'on juge de avec quelle infamie M. Poinsinet prostitue sa muse. A quelle bassesse ne se dégrade-t-on pas, quand on a perdu les mœurs * ? »

La Ferté se fait plus sévère et plus rigide qu'il n'était lorsqu'il se pique en certain mémoire d'avoir dirigé cette gent intraitable des artistes avec une équité par- faite, de s'être écarté d'eux autant que possible et de n'avoir jamais eu ni faiblesse ni tendresse pour aucune de ses charmantes sujettes. Cette indépendance de cœur est toujours bien difficile à conserver pour un homme placé dans une position mille occasions le sollici- tent de faillir, et M. de La Ferté succomba tout comme un autre. Cet homme qui se targue d'une rigidité inat- taquable eut au moins, sans parler des bonnes fortunes passagères, deux liaisons sérieuses : l'une dans la danse, l'autre dans le chant. Il va sans dire que celles qu'il avait distinguées n'étaient ni les plus mal vues ni les plus mal traitées à l'Opéra.

Il honora d'abord de ses faveurs cette charmante Cécile Dumesnil, demeurée célèbre sous son prénom et qui brillait à l'Opéra par ses talents autant que par ses grâces juvéniles. Elle avait débuté en 1776, sous

* Mémoires secrets, 25 janvier 176$.

l6 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE

l'administration de Berton, et avait obtenu du premier coup le plus vif succès : c'était Gardel l'aîné qui lui avait enseigné la danse. Il eut aussi le bonheur envié de toucher le premier son cœur novice, au grand dés- espoir des nombreux paillards qui s'étaient mis sur les rangs, comme le ténor Legros, et qui enrageaient de ne pouvoir plus posséder ce trésor que de seconde main, au plus tôt *. La tendre Cécile avait décidé- ment un faible pour ses camarades de la danse, car moins d'un an après, alors qu'elle était déjà la plus courtisée, elle se refusait aux adorateurs les plus dis- tingués et les plus riches pour reporter ses préférences sur le danseur Nivelon o qui possédait en homme tout ce qu'elle avait en femme. » Mais, par une de ces bi- zarreries trop communes en amour, le beau danseur ne répondait pas aux soupirs de Cécile, tout épris qu'il était d'une danseuse figurante, M^i" Michelot, honorée des faveurs du comte d'Artois, mais dont les appas n'étaient pas comparables à ceux de sa toute jeune rivale. Dans un accès de jalousie exaspérée, celle-ci s'était laissée aller à toute sa fureur contre la demoi- selle Michelot, qu'elle maltraita fort : il fallut bien des efforts et des conseils pour calmer cette tigresse, dont le mérite personnel pouvait seul faire excuser la fougue et les écarts **.

M"*^ Cécile avait eu certain jour des velléités de cantatrice et elle avait imaginé de jouer Colette du Devin du village avec sa camarade de la danse, M"« Do-

* Mémoires secrets, 1 8 mars 1777. ** Ibid., 17 février 1778.

UN ROI DE COULISSES IJ

rival, pour Colin. Le public se porta en foule à ces re- présentations inattendues, mais il fil clairement com- prendre aux chanteuses improvisées qu'il préférait leur plumage à leur ramage, l'une avait la voix aigre et l'autre chantait faux, et elles se contentèrent dès lors de danser *. Très peu de temps après ce caprice vocal, M"= Cécile se faisait renvoyer du théâtre pour un coup de tête. Elle avait refusé de paraître en scène parce qu'on ne voulait pas lui donner un costume aussi brillant que celui de la Guimard, et Amelot, qui se trouvait précisément au spectacle ce soir-là, l'avait fait conduire au For-l'Evêque en prononçant son ex- clusion de l'Opéra. Mais la rebelle avait un protecteur tout-puissant dans la personne du prince de Conti, et celui-ci n'eut pas de peine à faire réintégrer la dan- seuse, au grand plaisir des amateurs de spectacle, que cet événement imprévu avait jetés dans la consterna- tion **.

Après une nouvelle absence inexpliquée. M"" Cécile était rentrée au théâtre comme maîtresse en titre de La Ferté, qui l'avait mise dans la plus grande opulence. Elle avait reparu dans le prologue de Sylvie et avait obtenu des applaudissements enthousiastes, car cette retraite semblait avoir encore augmenté son talent aux yeux de ses admirateurs, mais les préférences que lui valait la protection de La Ferté la faisaient mal voir de ses camarades, jalouses déjà de sa figure et de ses charmes. Six mois n'étaient pas écoulés depuis cette

Mimoirts secrets, i8 mai 1778. ' Ibid., I et 2 juin 1778.

iS L OPÉRA SECRET AU XVIII" SIECLE

rentrée triomphale que la jolie enfant mourait subite- ment en couches, à peine âgée de vingt-deux ans. Cette perte cruelle plongea dans une affreuse douleur le fi- nancier qui pensait alors, paraît-il, à l'épouser en re- connaissant ses enfants, mais le confesseur appelé au lit de mort de la danseuse exigea qu'elle éloignât d'elle son amant et qu'elle déclarât que les enfants nés du- rant le temps de leur union n'étaient pas de lui. Cet aveu public, fait en présence de toute la maison appe- lée en témoignage, humilia au dernier point le pauvre intendant : il aurait pourtant s'en douter *.

La Ferté, qui avait perdu sa femme depuis longtemps, était bien libre de courtiser les filles d'Opéra dont il avait la direction supérieure, mais l'âge venant, il éprouva le besoin d'avoir des affections plus solides et il crut les retrouver dans les liens légitimes d'un nouveau mariage. Il convola en secondes noces, au commencement de 1782, et parut se ranger de plus en plus dans son intérieur ; il se voua même très ostensi- blement aux pratiques religieuses, et c'est alors surtout qu'il se rapporta des soins profanes de l'Opéra à son ancien caissier, cet intrigant Morel, devenu son beau- frère et qui, après avoir contrôlé les voitures publiques sur la grande route, se mêlait d'avoir de l'esprit et de

* Mémoires secrets, ii janvier, 21 et 22 août 1781. M'i' Cécile, dont la car- rière fut si courte, avait été reçue danseuse en double en 1777, aux gages de i,$oo livres. Au bout de deux ans, elle est arrivée au rang de « remplacement « à 2,000 livres d'appointements : elle était la deuxième de cette classe et n'avait devant elle que M"'' Dotival, lorsqu'elle vint à mourir. Il ne la faut pas con- fondre avec une autre M"= Duraesnil, reçue comme danseuse en double en 1772 et qui se retira en 1777, l'année même de la réception de Cécik-. (^Registre des Archives de l'Opéra )

UN ROI DE COULISSES iq

faire des vers, en attendant mieux, grâce au concours discret de l'abbé Le Beau de Schosne *.

Tout de'vot et marié qu'il fût, La Ferté ne tarda pas de retourner à son vomissement , pour employer l'énergique expression des Mémoires secrets : il devint amoureux de M"*^ Maillard, et pour faire valoir sa jeune protégée , il imagina de lui donner en chef le per- sonnage de Didon, dans le chef-d'œuvre de Piccinni **. Mais M™e Saint-Huberty tenait ce rôle avec un succès éclatant, et le difficile était de l'évincer. La Ferté crut avoir trouvé un biais : il lui écrivit qu'elle devait éviter de se fatiguer et se réserver pour des ouvrages plus nouveaux ; mais la grande tragédienne , qui entendait bien ne pas céder ainsi un de ses plus beaux succès, répondit aussitôt que sa santé lui permettait de jouer tous ses rôles, et elle joignit à sa lettre un certificat du médecin attestant sa parfaite santé. Repoussé de ce côté, La Ferté se retourna vers le ministre, et lui démontra si bien l'utilité qu'il y avait à

' Mémoires secrets, 14 avril 1782.

" 'M^' Maillard, qui devait tenir le premier rang à l'Académie de musique du- rant toute la période révolutionnaire, depuis le départ de M'^'^ Saint-Hubertv jusqu'à l'arrivée de M'"^ Branchu, venait d'être enlevée de droit par l'Opéra au théâtre des Petits-Comédiens du bois de Boulogne. Elle avait débuté, le 17 mai 1782, par le rôle de Colette dans le Devin du village, puis par celui d'Aline dans la Reine de Golconde; le 15 mai 1783, elle joua pour la première fois le rôle à' Ariane, que M"' Saint-Huberty lui céda avec une obligeance bien mal récom- pensée par la suite, et le 15 juillet elle représenta Armide dans Renaud. Elle n'était encore que dans les « doubles » avec 2,000 livres d'appointements, dont 200 variables, mais, au courant de 1784, elle devenait « remplacement pour les rôles de princesses » avec un traitement de 7,000 livres; enfin, dans le courant de 1786, elle passait premier sujet, l'égale de M"=^= Saint-Huberty, à raison de 7,000 livres. La marche était assez rapide, et l'on voit que La Ferté avait passer par là. (Registre des Archives de l'Opéra.)

20 L OPERA SECRET AU XYIII' SIECLE

produire une nouvelle chanteuse dans Didon, que celui-ci envoya au comité l'ordre exprès de confier ce rôle à M"<' Maillard. Très froissée de ce passe-droit, M'"® Saint-Huberty écrivit au comité qu'une indispo- sition subite l'empêchait de paraître en scène, que ce malaise durerait probablement très longtemps et que cette révolution subite arrivée dans sa santé l'obligeait de demander son congé définitif pour Pâques prochain. Cette pique d'amour-propre mit en émoi tout le tripot lyrique, et l'on assurait que M. de Breteuil et La Ferté, irrités d'être tenus en échec par une chanteuse , lui avaient certifié qu'elle avait tout juste huit jours pour se déterminer et revenir de sa bouderie, mais qu'après ce délai passé, ses velléités de retraite seraient jugées définitives.

Le rédacteur des Mémoires secrets retarde sensible- ment en ne racontant cette querelle que le 23 février, car elle datait du commencement du mois. Les lettres échangées h ce propos entre le ministre, l'intendant des Menus et la chanteuse, sont conservées aux Archives nationales* et elles sont presque toutes du 5 février 1784. Elles ne nous apprennent d'ailleurs rien de nouveau ni de piquant, sinon que La Ferté était à peu près dans son droit en voulant faire jouer M""^ Maillard, car les règlements ordonnaient que les doubles joueraient tous les rôles, après la dixième, représentation, sans que les acteurs en premier pussent s'y opposer. Quant à la prétention soulevée par Mar- montel, à l'instigation de la Saint-Huberty, de faire

* Ancien régime. O i, 634.

UN ROI DE COULISSES 21

répéter sa nouvelle interprète en particulier, elle était tout à fait insoutenable, non-seulement parce que jamais auteur n'avait eu cette prérogative, mais aussi parce que M"" Maillard , ayant répété trois ou quatre fois en place de la Saint-Huberty et l'ayant vue jouer une vingtaine de soirs, était tout à fait en état de tenir le rôle. Une de ces lettres est pourtant bien curieuse en ce qu'elle montre combien la cour, voire la reine, prenait de part à ces rivalités de coulisses , et comment La Ferté se voyait obligé de défendre sa nouvelle favorite jusqu'au pied du trône.

Pour mettre sous vos yeux, Monseigneur, toutes les prétentions ridicules de cette actrice et que j'ose assurer destructives de l'Opéra, je les réunis cy-joint avec les articles à côté des règlements qui peuvent faire le fondement de votre décision ; car il est indispensable, vu l'état des choses, que vous en donniez une. J'ay imaginé que cette forme de vous présenter cette affaire seroit plus précise et qu'elle vous mettroit peut-être, Monseigneur, dans le cas d'en conférer avec la Reine, car il paroîteroit très important que Sa Majesté pût être véritablement instruite des difficultés toujours renaissantes qui s'opposent au bien que l'on voudroit faire ; cela détermineroit peut-être à nous écouter et moins gâter ces sortes de sujets ; je ne vous cacherai pas même. Monseigneur, qu'il paroît, suivant ce que le S"" Gardel prétend, que la Reine lui a fait l'honneur de lui dire, qu'elle n'a pas grande opinion de la D'^° Maillard. Vous seul, Monseigneur, pouvez (sans paroître instruit de cela) faire sentir que cette jeune actrice est dans ce moment-cy le seul sujet d'espérance en femme pour l'Opéra, et que c'est ce qui excite la jalousie de la dame Saint-Huberty, et qu'il seroit très

22 l'opéra secret AU XVIIl^ SIECLE

fâcheux qu'on ne lui procura pas les moyens de se former, vu les difficultés de cette première actrice, sur laquelle on ne peut même trop compter, ainsi que vous aviez pu le remarquer par quelques termes assez e'quivoques de sa lettre et par les mots année de grâce qui sont très soulignés. J'avois prévu. Monseigneur, tout ce qui arrive, quand j'ai vu que l'on s'empressoit de la gâter à Fontainebleau; j'ose croire qu'il n'y a point de sacrifice auquel on ne doive se déterminer pour prévenir la destruction totale de la machine, plutôt que de céder ainsi aux fantaisies de la dame Saint- Huberty, qui doit suivre les règlemens comme les autres et remplir ses engagemens ; elle seroit fort embarrassée de trouver ailleurs ce qu'elle a à Paris, et le public, instruit de ses mauvaises difficultés, ne seroit pas pour elle, et il oublie bientôt ceux qui le quittent ou qu'il perd, nous l'avons vu à la retraite des grands sujets; aujourd'hui il ne pense pas au sieur Vestris*.

Le ministre, adoptant l'avis de La Ferté, répondit quatre jours après « qu'il ne fallait rien changer au règlement ». Cet arrêt laconique portait le coup de grâce aux tentatives de révolte de M"' Saint-Huberty, qui dut effectivement céder le rôle de Didon à son ancienne protégée, devenue sa plus redoutable rivale. Tout marchait donc au gré de La Ferté, lorsqu'un accident vulgaire , un faux pas , vint arrêter pour quelque temps le cours des succès de M"^ Maillard. 0 Je vous prie, écrit-il au secrétaire du ministre, vouloir bien prévenir M. le baron de Breteuil, que malheureusement on ne donne pas aujourd'hui

' Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre de La Ferté au mi- nistre, du 6 février 1784.

UN ROI DE COULISSES 2D

Chimène, ce qui est très malheureux pour M. Sac- chini , M™e Saint-Huberty se disant enroue'e. On ne peut pas non plus donner Didon^ M. de Vermonde ayant défendu à la demoiselle Maillard qui est tombe'e et qui a été saignée, de jouer...* » Un rhume d'un côté, une chute de l'autre, excellentes conditions pour équilibrer les chances contraires de Sacchini et de Piccinni.

Questions de discipline ou questions d'argent, telles étaient les deux préoccupations constantes de La Ferté, car si plusieurs des sujets étaient incorrigibles, comme M"<= Dorival , d'autres étaient insatiables , comme M"es Levasseur et Guimard, et ce n'était pas une pe- tite affaire que de toujours punir ou gronder, de toujours donner ou marchander. Voici, par exemple, M''^ Do- rival qui arrive un soir pour danser en état d'ébriété complète. On eut toutes les peines du monde à combiner le spectacle d'autre façon pour se passer d'elle, et La Ferté la fit immédiatement conduire en prison, puis il appela l'attention du ministre sur ce scandale et lui conseilla de faire un exemple. « Vous avez fort bien fait de prendre des mesures nécessaires pour faire punir la demoiselle Dorival de sa crapule et de son manquement à ses devoirs, lui répond M. de Breteuil le i6 janvier 1784. Je la ferai retenir au moins huit jours en prison et je chargerai M. Lenoir de lui faire sentir tout le mécontentement que j'ai de sa conduite **. » Pour le lui faire mieux sentir.

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre de La Ferté à M. Co- myn, du 20 février 1784.

•* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626 et 634.

24 L OPERA SECRET AU XVIII* SIECLE

Lenoir la mit au secret avec seule faculté' de voir sa mère, sa tante et ses principaux parents, mais, « sans qu'elle pût se divertir avec des étrangers * ». Précau- tion judicieuse en un temps les actrices ainsi incarcérées faisaient bonne chère et menaient joyeuse vie en prison avec leurs amis, gens de lettres ou riches seigneurs, qu'elles conviaient à ces fêtes entre quatre murs pour narguer les sévérités de l'administration.

Quelques années auparavant, la même danseuse s'était déjà fait enfermer pour avoir manqué de respect en plein théâtre au maître de ballet, au glorieux Diou de la danse, a l'incomparable Vestris. Celui-ci avait obtenu une lettre de cachet contre elle, mais la rebelle s'était cachée pour n'être pas prise, puis elle avait procédé judiciairement contre son supérieur. Lasse enfin de garder la retraite, elle s'était constituée pri- sonnière, tout en promettant d'exposer son persécuteur aux risées du public dans un mémoire rédigé tout ex- près : celui-ci était déjà en butte au mécontentement des spectateurs qui le couvraient de huées dès qu'il entrait en scène. M"^ Dorival ne resta en prison que deux heures ; elle reparut le dimanche i8 août au milieu d'applaudissements sans fin, tandis que Vestris tenait tète à l'orage avec sa vanité imperturbable et dansait comme un Dieu **.

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626 et 634.

" Mémoires secrets, 17 et 21 août 1776. Cette aventure a été absolument défi- gurée par les inventions romanesques de Castil-Blaze. Aussi peu convenable à l'église qu'au théâtre, M"= Dorival, et aussi Vestris, comme la plupart des artistes de l'Opéra, se fit remarquer par l'inconvenance de sa tenue et par ses agaceries au service pour le repos de l'âme de Carlin, organisé en grand pompe par les Comédiens italiens dans l'église des Petits-Péres. Les artistes de la

UN ROI DE COULISSES 25

Danseuse aimée et applaudie, mais très décide'e et fort éprise de boisson, M"' Dorival était une des filles de l'Opéra qui causaient le plus de tracas à l'intendant par son caractère insoumis et malicieux. Trois mois auparavant, La Ferté, se trouvant à Fontainebleau avec une partie des artistes de l'Opéra, dont M"° Do- rival, pendant le séjour de la cour, écrivait au ministre Amelot, resté jusqu'alors à Paris, le 24 octobre ijSS : « Autre discussion. Monseigneur, la demoiselle Dorival est venue samedi dernier me subtiliser un billet de voiture avec relais, en me disant qu'elle devoit se trou- ver à une répétition. Non-seulement M. Gardel vient de me dire qu'il n'en avoit point annoncé, mais même qu'elle n'avoit pas voulu faire son service à l'Opéra ; elle a maltraité fort le commis du bureau des voitures, ainsi que les gens des Menus, voulant exiger des distri- butions de gazes et rubans, dont elle n'avoit pas besoin ; elle a manqué empêcher un ballet ici : c'est une mau- vaise tête et qui, de plus, dit-on, étoit yvre... *. »

Insubordination d'une part , course à l'argent de l'autre, chacun voulant s'amuser autant que son cama- rade et gagner davantage. M"" Rosalie Levasseur, par exemple, qui était alors au déclin de sa brillante car- rière, mais qui faisait encore la pluie et le beau temps

Comédie française, au contraire, se tenaient avec une convenance parfaite, et les dames ne détournaient pas les yeux de grands livres tout neufs achetés pour la cérémonie. Quant à messieurs et dames de la Comédie italicnns, représentant le deuil, ils étaient trop accoutumés à aller à l'église pour ne pas s'y comporter en bons catholiques, ajoute le choniqueur avec une pointe de raillerie dédaigneuse. Ç Mémoires secrets, 28 septembre 1783.)

* Archives nationales. Ancien régime. O i. 651.

2b L OPKRA SECRET AU X V M l" SIECLE

à rOpéra, grâce à la protection du comte de Mercy- Argenteau, ambassadeur de l'Empire, prétendait qu'il fût fait exception en sa faveur aux règlenients sur les traitements des artistes et qu'on lui accordât des prix exceptionnels. Elle allait pourtant de'clinant d'une fa- çon assez sensible, tandis que M™^ Saint-Huberty gagnait en faveur et en talent, et La Perte' écrivait certain jour au ministre : « Je ne puis vous cacher, Monseigneur, que le public malmène beaucoup M"<= Le- vasseur ; elle a reparu dans Iphigénie, et, en effet, l'on ne lui trouve plus de voix, et M. l'ambassadeur... de- veroit bien lui donner un conseil. »

L'ambassadeur donna, en effet, un conseil, mais dans le sens contraire aux vues de La Ferté, qui écrivait au ministre le 14 janvier 1784: « Monseigneur, M"<= Le- vasseur m'a envoyé demander ce matin à huit heures un rendez-vous ; je l'ai en conséquence attendue, ne doutant pas que M. l'ambassadeur ne lui eût dit qu'il m'avoit rencontré hier chez vous ; en effet, elle m'a dit qu'elle avoit appris que M. l'ambassadeur (qui, a-t-elle ajouté, étoit de tous les tems votre ami) vous avoit fait une demande pour elle et remis un mémoire, mais qu'elle ignoroit absolument ce que contenoit le mémoire et l'objet de la demande, que sans cela elle m'auroit prié de l'appuyer auprès de vous ; j'ay crû devoir feindre d'ignorer ce qu'elle désiroit, et pour ne pas la mettre dans le cas de me faire connoître ses pré- tentions, je me suis retranché en compliments vagues, en lui disant que j'avois été hier à Versailles unique- ment pour m'informer de votre santé, que j'avois ren- contré chez vous M. l'ambassadeur qui vous avoit

UN ROI DE COULISSES 27

même trouvé fort occupé à travailler, et que j'avois saisi le moment il sortoit pour avoir l'honneur de vous faire ma cour un instant ; c'est ainsi que j'ai crû devoir répondre à sa petite supercherie, et nous nous sommes séparés après avoir parlé beaucoup de l'Opéra et de la vie retirée qu'elle m'a dit mener * »

Il était impossible de refuser quoi que ce fût, même un passe-droit flagrant, à un homme de l'importance de Mercy-Argenteau. M. de Breteuil le comprit sans peine et répondit aussitôt à La Ferté : « Je suis dans la nécessité et le désir de faire ce qui plaira à M. le comte de Mercy dans l'objet qui intéresse la demoiselle Levasseur. » Donc, marché conclu entre le ministre et la chanteuse, qui obtint un traitement particulier sous promesse de le tenir secret, afin de ne pas donner à quelque autre artiste envie d'en demander autant. La Ferté écrivait à ce propos au ministre, le 6 février : « Dans la position actuelle des choses, fort fâcheuse pour l'Opéra, et fort ennuyeuse pour vous. Monsei- gneur, je crois que vous penserez qu'il est très impor- tant que les arrangements à faire pour la demoiselle Levasseur soient absolument ignorez ; et que les i,ooo livres soient sur le trésor royal. M*** exigeant la parole d'honneur de cette actrice de n'en jamais parler à per- sonne ; car non-seulement la dame Saint-Huberty demanderoit peut-être le quadruple, mais encore tous les autres sujets qui se regardent comme nécessaires en feroient autant. Cette affaire donc, pour éviter de dangereuses conséquences, et affligeantes peut-être pour

.archives nationales. Ancien rcgiaiî. O i, 6,6.

28 l'opéra secret au XVIII" SIÈCLE

vous-même, Monseigneur, exige beaucoup de discré- tion de la part de la demoiselle Levasseur. J'espère que vous me pardonnerez ces conseils, comme une suite de mon respectueux attachement pour vous et du de'sir que j'ai que vous puissiez jouir, s'il est possible, de quelque tranquillité dans une pareille administra- tion *. »

M"° Levasseur une fois satisfaite, il semblait qu'on pût vivre en paix et que cette première atteinte aux règlements ne dût pas tirer à conséquence. Mais l'ar- gent n'était pas tout ce que désirait M"" Levasseur dans cette augmentation, c'était aussi la satisfiiction de se dire et de faire comprendre à autrui qu'elle était bien la première par le talent comme par les émolu- ments. Et comment le faire deviner sans laisser à en- tendre qu'elle était traitée sur un pied exceptionnel et que les règlements de l'Opéra n'étaient pas faits pour une chanteuse de sa valeur ?

Moins de deux mois après, M"" Guimard, qui devait bien avoir appris ou deviné la chose, faisait une de- mande analogue, et La Ferté écrivait au ministre le 3 avril 1784: «Monseigneur, j'ai l'honneur de vous envoyer ci-joint la copie d'une lettre que j'ai reçue de M"° Guimard et qu'il seroit à désirer que vous eussiez la bonté de parcourir, pour que je puisse recevoir vos derniers ordres avant votre départ. Il paroît que tout ' le monde est alarmé de la crainte de perdre M"« Gui- mard. M. Lenoir, chez lequel je viens de dîner, m'en a môme parlé, et il lui scmbleroit juste qu'on lui don-

Archives nationales. Ancien régime. O i, 636.

UN ROI DE COULISSES 29

nât quelque satisfaction, en lui promettant de lui ac- corder les 1,000 livres de plus de pension qu'elle de- mande pour le tems de sa retraite ; mais à condition toutefois qu'elle n'en parleroit pas, pour que cela ne tirât pas à conséquence. Ainsi il faudrait qu'elle gar- dât le même secret que M"« Levasseur *. »

Une fois entamée, cette série de passe-droits mal cachés ne devait pas s'arrêter de sitôt : une injustice en amenait une autre, et l'on dut accorder bientôt à Ves- tris, à M'"° Saint-Huberty, à maint autre ce qu'on avait accordé d'abord à Rosalie Levasseur et à la Gui- mard. Le règlement n'existait plus que pour être éludé ou violé, toujours sous le sceau du secret et avec des précautions infinies qui ne trompaient personne et n'empêchaient personne de réclamer bientôt la même faveur.

Du reste, la position de La Ferté était assez délicate et il avait parfois des choses peu flatteuses à trans- mettre au ministre. Dans telle affaire qui causa une grande fermentation à l'Opéra, pour la retraite de Le- gros par exemple, il se passait dans le comité des scènes assez irrévérencieuses que La Ferté se voyait forcé de raconter au ministre, en lui conseillant même de faire comme s'il n'en savait rien. Lorsqu'il s'agit de la re- traite de Legros, Amelot et La Ferté se trouvaient en opposition violente avec le comité, parce qu'ils vou- laient décider le célèbre ténor à rester encore un an à rOpéra. La Ferté avait même été assez adroit pour faire écrire une lettre par laquelle quelques membres

* Archives nationales. Ancien régime. O 1,636.

3o l'opéra secret au XVIII* SIECLE

du comité, dont Gardel, demandaient a Legros de vou- loir bien continuer ses services à l'Opéra, et une autre à Morel, par laquelle les mêmes personnes priaient cet intrigant de vouloir bien assister non plus à une séance du comité, mais à une assemblée générale de tous les artistes copartageants, convoquée par ordre du ministre pour s'occuper de cette importante affaire : le départ ou la rentrée de Legros. C'est l'origine du pouvoir de Morel ; les artistes avaient introduit le loup dans la bergerie en le priant de venir les espionner. Il n'avait pas en effet d'autre tâche à remplir, comme il appert de cette phrase d'une lettre adressée à La Ferté par le ministre, le 20 avril 1783 : « Remerciés, je vous prie, M. Morel du narré qu'il a pris la peine de me faire de ce qui s'est passé à l'assemblée et de la complaisance qu'il a eu de s'y trouver et de pérorer tant de mauvaises têtes. »

En priant Legros de rester encore un an à l'Opéra, La Ferté semblait donc accéder aux vœux exprimés par une partie du comité, vœux qu'il avait eu soin de faire rédiger par la plume experte de Lasalle. Aussi écrivait-il aux artistes le 16 avril 1783 : « Je vous an- nonce, messieurs, que d'après la lettre que vous avés écrite à M. Legros et que le ministre n'a pu qu'approu- ver vis-à-vis un des plus anciens de vos camarades, M. Amelot l'a enfin déterminé hier à faire encore l'essai de ses forces et de son zèle pendant cette année, en lui accordant néanmoins un congé pour aller aux Boues de Saint-Amand. M. Amelot espère que sa santé lui permettra de chanter quelquefois cette année, ce qui assurera d'autant plus le service pendant le voyage de

UNROIDKCOULISSKS 3l

Fontainebleau. » Au reçu de cette nouvelle, les mem- bres les plus ardents du comité, qui jouaient au direc- teur depuis un an qu'ils étaient parvenus à faire par- tir Dauvergne, et qui se montraient très jaloux de leurs prérogatives directoriales, imaginèrent ou firent semblant de croire qu'en décidant Legros à rester au- delà du temps normal, le ministre et l'intendant des Menus avaient pour but caché de l'élever peu à peu à la place de directeur avec le susdit Morel. Cette idée seule causa un indicible émoi parmi les artistes du comité ; ils entrèrent en révolte ouverte contre leurs supérieurs, et la Guimard, qui était une des mauvaises têtes de la troupe, alla jusqu'à écrire à La Ferté une lettre presque injurieuse, qu'elle terminait en le som- mant de lui faire réponse immédiate : « D'après cela, monsieur, je vous prie de vouloir bien me donner vos dernières intentions, et si elles sont telles qu'on me les a assurées, recevés ma parole d'honneur que je ne rentrerai pas et que rien dans le monde ne me fera changer de façon de penser ; ayés autant de confiance que j'en ai toujours eu à la vôtre. » La fermentation devint bientôt telle, que La Ferté pria le ministre d'y couper court en parlant ferme, c'est-à-dire en donnant un ordre absolu. Celui-ci fit donc signifier au comité sa volonté expresse en faveur de Legros. Mais l'effet produit par la lecture de cette lettre fut tout autre qu'on ne pouvait l'attendre ; La Ferté dut pourtant le signaler à Amelot en atténuant autant que possible l'accueil dérisoire fait à ses ordres.

« Monseigneur, lui écrit-il le 22 avril, vos réponses ont été lues ce matin à l'assemblée. M"*" Guimard,

32 l'opéra SECRKT au XVII I^ SIECLE

Saint-Huberty, Nivelon et quelques autres se sont levés, ont fait une grande re'vérence sans proférer un seul mot, et successivement tout le monde s'en est allé; M"^ Guimard a accaparé M™" de Saint-Huberty qui n'a pas besoin de cela pour être une mauvaise tête ; elle a eu même la malhonnêteté de proposer au S'" La Salle de faire une délibération pour chasser M. Morel du comité, en prétendant qu'il était cause que le sieur Legros restoit ; heureusement qu'elle ne l'avoit dit qu'à La Salle et bas, et il lui a répondu de même en lui faisant sentir l'inconséquence de sa conduite, c'est sur cela qu'elle s'est retirée sans expliquer rien et qu'elle a emmenée avec elle M'"'' de Saint-Huberty et les autres ; mais il faut que vous paroissiez ignorer ce nouveau trait d'audace. Morel a bien fait de ne pas aller à cette assemblée, dont d'ailleurs on ne l'avoit pas prévenu. Sçavoir si le petit comité qui doit pro- bablement se rassembler ce soir à l'ordinaire chez M"" Guimard, quand il s'agit de s'ameuter, ne nous fera pas paroître quelques nouveautés pour demain, car il faut s'attendre à tout. » Voir ses ordres ainsi tournés en ridicule, puis acceptés avec une soumission ironique pire que l'insoumission, et se sentir contraint de ne manifester aucune impatience contre ces inso- lents sujets : tel était le prudent avis de La Ferté, avis auquel le ministre se rangea non sans humiliation, mais parce qu'il était impossible de punir une irrévé- rence qui se traduisait par excès de politesse. « La con- duite et les propos de M"'' Guimard à l'assemblée du 22, répond-il à La Ferté quatre jours après, ont con- tinué d'être ridicules, je crois que le meilleur parti à

UN ROI DE COULISSES 33

prendre est de n'avoir pas l'air d'y faire attention *. » Le ministre et l'intendant en étaient venus à leurs fins et avaient eu le dessus, mais de quelle pauvre façon et au prix de quelles mortifications !

Parmi les nombreux manuscrits de La Ferté, lettres, rapports, projets, règlements, qui sont conservés aux Archives nationales, il est une pièce d'un intérêt capi- tal, d'abord parce qu'elle offre un tableau complet de la troupe de l'Opéra à cette époque, ensuite parce que les observations ajoutées après chaque nom et qui sont de la main de La Ferté, montrent qu'il savait très bien discerner et constater les mérites et les défauts de ses subordonnés, lorsqu'il n'était pas en butte à des taqui- neries ou à des révoltes incessantes, lorsque, toute con- trariété cessant, il avait à rendre un compte sérieux de ce qu'il fallait espérer ou craindre de chaque artiste. Cette pièce est intitulée : Etat de tous les sujets du chant et des chœurs de V Académie royale de musique, avec un précis sur leurs talents et leurs services. Ce rapport n'est ni signé, ni daté, mais l'écriture de La Ferté est bien reconnaissable. De plus, il est facile d'en déterminer la date, d'abord en comparant la liste des sujets énumérés aux listes publiées chaque année par les Spectacles de Paris, et ensuite parce que La Ferté

* Lettre du ministre à La Ferté du 26 avril 1785. Archives nationales. Ancien régime O i, 637. C'est dans le même registre que se trouvent les nom- breuses pièces concernant toute cette afFaire, qu'il suffisait de résumer et dans laquelle se trouvait aussi mêlé Dauberval, que le ministre et l'intendant vou- laient maintenir à l'Opéra comme maître de ballets, malgré le désir par lui ma- nifesté de s'en aller, à la grande joie de tout le clan chorégraphique, que son départ allait faire monter d"un rang. C'est surtout contre lui que s'escrimait la Guimard, parce qu'il s'était plusieurs fois montré favorable aux prétentions ex- cessives de sa rivale, M"= Peslin.

34 I.' OPÉRA SECRET AU XVI II* SlÈCI. E

avait fondé beaucoup d'espoir sur l'établissement pro- chain d'une Ecole de musique pour améliorer l'état de l'Opéra et en faciliter l'administration. Or, c'est par un arrêt du conseil d'État, en date du 3 janvier 1784, que le roi, accédant aux vues du baron de Breteuil et de M. de la Ferté, établit dans l'hôtel des Menus-Plaisirs l'École royale de chant et de déclamation, qui devint plus tard le Conservatoire. Double preuve que ce rap- port date de la fin de 1783 *.

La Ferté dut le rédiger pour mettre au courant des affaires et des artistes de l'Opéra le baron de Breteuil, qui venait d'être nommé ministre de la maison du roi, et il le divisa méthodiquement en deux parties : Chant et Danse. La seconde partie est écrite toute entière de sa main. Quant à la première, il a fait dresser par un autre la liste de tous les artistes avec un jugement sommaire, mais il y a joint après coup des détails plus précis qu'il voulait transmettre en secret au ministre : ce sont ses notes qui forment les seconds paragraphes ajoutés à la plupart des artistes de chant. Ce rapport est de quatre à cinq ans antérieur à celui que Dau- vergne adressa, en août 1788, à M. de Villedeuil, qui venait de remplacer le baron de Breteuil** : il y a donc,

' F étis se trompe dans le peu de lignes qu'il consacre à La Ferté quand il dit que celui-ci eut d'abord, en qualité d'intendant des Menus, la direction de l'École royale de chant fondée par le baron de Breteuil, puis qu'il administra l'Opéra pour le compte du roi. Il avait depuis trois ans et plus l'Opéra sous ses ordres lorsque l'Ecole fut fondée, précisément sur ses conseils, pour fournir des sujets plus nombreux et meilleurs à l'Académie de musique. Tout ce projet est exposé dans sa lettre et ses observations au minisire, en date du 22 octobre 1781. (Archives de l'Opéra. Registres des Menus-'PUisirs.)

*' Ce rapport de Dauvergne, que nous avons publié pour la première fois à la Revue de France, en février 1875, et qui a été depuis lors si souvent cité, forme le sujet principal du chapitre suivant : l'Opéra en fjSS.

UN ROI DE COULISSES 35

entre ces deux états, un intervalle suffisant pour que les choses aient pu changer à l'Ope'ra et qu'il y ait intérêt à les comparer. Ils sont, d'ailleurs, fort diffé- rents l'un de l'autre ; et si celui de Dauvergne est plus rapide, plus amusant, plus incisif, celui de La Ferté est plus précis et plus instructif.

CHANT

PRE.MIERS SUJETS

M"« Levasseur. A serv'i avec succès pendant l'es- pace de quatre ans ; ne fait presque plus rien depuis plusieurs années et se trouve dans le cas de ne plus rien faire désormais : ses moyens paroissent insuffisans au genre moderne.

On ne peut dissimuler qu'elle n'ait beaucoup de mauvaise volonté et qu'elle ne coûte même fort chère à l'Opéra, ayant toutes sortes de prétentions pour ses habits qui ne sont jamais assés chers ni assés riches ; le traitement particulier de 9,000 livres qu'elle a obtenu a non-sealement dégoûté tous ses camarades, voyant .qu'elle ne les gagnoit pas, mais encore a fait élever les mêmes prétentions de la part des autres sujets, ce qui est nécessairement à charge à l'administration. Il y a neuf mois qu'elle n'a paru sur le théâtre, elle est de- puis 18 années à l'Opéra, mais seulement depuis la retraite de M"« Arnoult et M"^ Beaumesnil en chef. Si l'on lui accordoit la pension de 2,000 1. qui n'est qu'au bout de 20 ans, ce seroit lui faire grâce, car il ne lui est que i,5oo 1. ; mais c'est faire encore un bon marché pour l'Opéra que de lui donner même les 2,000 1.

36 l'opéra secret au xviii' siècle

M"e Saint-Huberty. Grande musicienne, pleine de talent, essentielle à l'Académie : si la nature ne lui a pas prodigué tous les moyens nécessaires, l'art a fait un prodige en sa faveur.

Cette artiste sent trop combien elle est nécessaire à l'Opéra faute de sujets qui puissent encore la remplacer avec avantage ; elle a beaucoup de prétentions, elle a de l'esprit, mais une mauvaise tête, il faut la ménager, mais ne pas la gâter, car bientôt elle se rendroit pour ainsi dire souveraine arbitre de l'Opéra ; il a fallu, à l'exemple de M'*° Levasseur, lui accorder un traite- ment particulier qui a produit un mauvais effet vis-à- vis de ses camarades ; mais toutes ces distinctions hu- miliantes pour les autres et ruineuses pour l'Opéra peuvent cesser, si le ministre adopte le nouveau projet proposé pour Pasques prochain.

M"" DuPLANT. Sujet plein de zèle et de bonne volonté, ayant toujours bien rempli sa place ; elle doit beaucoup à son phisique ; elle a vingt-deux ans de service.

Elle est d'un naturel inquiet et jaloux, les traitemens de M"*^^ Levasseur et Saint-Huberty lui font tourner la tête, ce qui la met dans le cas de faire souvent beau- coup de violence ; cependant elle ne peut se dissimuler que son genre de talent, qui est celui des mères et des rôles à baguette , est d'un usage moins fréquent à l'Opéra que celui des autres ; au reste, l'exécution du projet proposé arrangeroit les affaires *.

* Le projet pour « Pasques prochain », sur lequel La Ferté revient avec com- plaisance parce qu'il croit y trouver un remède à toutes les difficultés de la si- tuation, était une révision, une unification de tous les règlements antérieurs sur l'Opéra qui donnaient lieu à mille contestations. Le roi suivit ce conseil et les refondit tous en une seule loi, datée du 15 mars 17S4, loi démesurément longue qui prétendait prévoir et résoudre toutes les difficultés à naitre, mais qui ne remédia à rien.

UN ROI DE COULISSES 87

REMPLACEMENTS

M"'' BuRET. Une belle voix, de la méthode dans son chant ; mais point d'intelligence musicale, point de grâces au théâtre, gauche dans ses mouvements ; plus faite pour chanter au concert que pour jouer un rôle sur la scène lyrique, elle fait craindre qu'elle ne pourra jamais devenir une grande actrice.

Le désir d'être utile la rend inquiète, tourmentante et chagrine ; cependant l'on pense qu'il faut encore en essayer, mais à la condition expresse qu'elle se con- tentera de jouer ce que l'on lui dira, et alternative- ment avec la demoiselle Maillard, sans aucune préémi- nence d'ancienneté.

M"® Maillard. Jeune sujet ayant tous les moyens naturels ; une voix charmante, de la jeunesse, de la figure, enfin toutes les dispositions nécessaires pour remplacer avec succès M"« Saint-Huberty ; mais elle se livre plus à la dissipation qu'au travail ; elle est assés jeune cependant pour faire espérer qu'elle sera un jour un premier talent.

Il faudroit, en outre, un autre jeune sujet dans ce genre, et cela n'est pas facile à trouver ; on ne peut l'espérer que de l'établissement de l'école proposée.

M"* JoiNViLLE. Une belle voix, un beau phisique, propre à remplacer M"e Duplant ; mais un peu lâche, paresseuse, manquant d'émulation, cependant capable de bien faire avec de la bonne volonté.

DOUBLES

M"e Chateauvieux. Une belle voix pour les grands accessoires, comme prêtresse^, divinités dans la gloire;

38 l'opéra secret au xviii» siècle

mais peu suffisante aux grands rôles ; d'ailleurs fort utile à l'Académie.

M'i® AuDiNOT. Peu de voix, mais fort intelligente pour les rôles d'amour, de jeune bergère : très adroite à la scène.

M"« Gavaudan l'aînée. Une jolie voix propre pour les petits airs, mais insuffisante aux grands rôles ; manquant d'aptitude à la scène.

M"e Gavaudan cadette. Jeune sujet d'espe'rance ; une jolie voix propre aux rôles de princesse et de ber- gère ; mais elle se livre plus à la dissipation qu'au travail.

CORYPHÉES

M"« GiRARDiN. Peu de moyens : mais sujet néces- saire pour les confidentes et coryphées ; toujours de bonne volonté.

Mlle Tannât. Une bonne voix pour les rôles de haine ; aussi nécessaire pour les confidentes et les coryphées.

M'io DoLÉMiE. Sujet propre à l'ariette, mais ne laissant aucun espoir sur son utilité pour la scène.

M"^ Rosalie. Point de voix, mais supportée dans les suivantes et coryphées.

M"6 Lebœuf. Peu de moyens, peu de voix, chan- tant cependant l'ariette avec assés d'adresse ; mais peu utile à l'Académie, étant hors d'état de faire un rôle quelconque.

M"'' Candeille. Grande musicienne mais man- quant absolument de moyens du côté de la voix ; il est même évident qu'elle n'en aura jamais. Son phi- sique et son talent comme musicienne font regretter qu'elle ne puisse jamais être d'aucune utilité à l'Aca- démie.

U N ROI HK cour. ISSF.S ùg

PREMIERS SUJETS

M. Larrivée. Grand sujet qui compte de longs et grands services : il est fait pour servir encore de mo- dèle à ses jeunes successeurs ; mais il est un peu trop cher relativement au traitement des autres sujets.

Il a un traitement de i5,ooo 1. outre la jouissance de sa pension de l'Opéra, qui a été portée à 3,ooo 1., vu trente ans de service dans les premiers rôles, ce qui est sans exemple ; il est encore pour trois ans à l'Opéra.

M. Lainez. Bon sujet, plein de zèle et d'ardeur pour son état ; si la nature lui a refusé une belle voix, on en est bien dédommagé par son intelligence et son talent comme acteur.

Il est très intéressé, par conséquent inquiet et diffi- cile à conduire, les traitements particuliers des autres lui donnent beaucoup d'humeur, mais cela peut s'ar- ranger à Pasques.

REMPLACEMENTS

M. Chéron. Jeune sujet fait pour occuper la première place. Bon musicien, une très belle voix, enfin l'espoir de l'Opéra, si la jeunesse et la dissipa- tion lui permettent de se livrer à son état.

Il sent l'utilité dont il peut être et ce ne sera qu'en le bien traitant à Pasques qu'on peut conserver l'espoir de le conserver.

M. Lays. Jeune sujet plein de talent comme chan- teur ; bon musicien, ayant beaucoup d'intelligence pour la scène. Il est dommage que son phisique ne réponde pas à la capacité qu'il montre pour son état.

40 LOFERA SECRET AU XVIII^ SIECLE

Mais malgré cela il est d'une nécessité indispensable, et ce n'est qu'en augmentant son traitement à Pasques qu'il consentira à rester.

M. Rousseau. Jeune sujet : une charmante voix ; bon musicien ; faisant des progrès sensibles comme chanteur et comme acteur.

Il ne restera qu'en augmentant son traitement à Pasques, il faudrait nécessairement encore un sujet de ce genre.

M. MoREAU. Sujet très utile, plein de zèle et d'ar- deur ; s'il n'a pas les moyens nécessaires pour parvenir au premier rang, au moins il est essentiel pour le maintien du service.

DOUBLES

M. Chardiny. Excellent musicien ; peu de talent comme acteur ; mais toujours prêt à remplacer au pre- mier besoin.

M. DuFRENOY. Jeune sujet, encore bien novice, mais musicien et fort nécessaire dans les cas urgents.

M. Martin. Jeune sujet propre aux petits rôles et aux coryphées.

COMPOSITEURS

M. GossEc. Habile compositeur; auteur de plu- sieurs ouvrages pleins de mérite.

Mais peu propre pour conduire l'Opéra, ayant trop de douceur, beaucoup de timidité ; mais on peut lui trouver une place oîi il puisse être véritablement plus utile, et même plus agréable pour lui.

UN ROI DE COULISSES 4I

MAITRES DE MUSIQ.UE

M. De La Suze. Maître de musique pour les rôles, les chœurs et l'action théâtrale.

Plein de zèle et d'intelligence, mais un peu sujet h prévention.

M. Rey. Maître de musique de la chambre du Roi, et maître de l'orchestre à l'Opéra, habile homme et de la plus grande utilité pour les spectacles de la cour et ceux de Paris, considéré des musiciens qui exécutent sous ses ordres, mais un peu vif *.

M. Parent. Maître de musique peur les écoles.

Si le projet d'école est agréé, on aurait le moyen de le rendre plus utile.

M. Méon. Maître de musique pour le solfège.

Idem **.

DANSE

DANSEURS

M. Gardel l'Aîné, maître des ballets. Bon sujet, ayant du talent, du zèle et de l'activité, mais peut-être un peu trop dispendieux, ce qui est une suite de son envie de faire briller ses ballets et de sa trop grande com-

* Rey avait été oublié par le rédacteur de l'état. Son nom est ajouté en renvoi et tout ce qui le concerne est écrit par une main étrangère ; on dirait l'écriture de M. CorajTi, secrétaire du baron de Breteuil.

** Inutile, il nous semble, de reproduire la liste des vulgaires choristes. Après chaque nom se trouve simplement la mention : bon, excellent ou médiocre sujet, et il n'y a aucune remarque de la main de La Fené.

42 I. OPÉRA SECRET AU XVIII' SIECLE

plaisance pour faire danser tous les premiers sujets dans les opéras et leur procurer par plus de feux ; cela occasionne donc une dépense considérable pour le payement des honoraires des sujets, mais encore une bien plus conséquente pour les habits.

M. Gardel Cadet, premier danseur sérieux. Ex- cellent sujet, bon travailleur, d'une santé faible ; il se trouve humilié de ce que le sieur Vestris fils qui ne danse que le second genre a obtenu une gratification annuelle de 4,800 francs ; il paroit qu'il sollicite le même traitement, et il se fonde sur ce qu'il a refusé un établissement très avantageux que le Roi d'An- gleterre lui ofîroit pour le fixer auprès de ses enfants, cela est vrai ; au reste si les projets pour Pasques sont adoptés, il y a lieu de croire que le sieur Gardel sera satisfait. Il n'y a pas malheureusement de double à l'Opéra, en état de le seconder.

M. Vestris Fils, premier danseur demi-caractère et comique. On connoît son talent, il est à désirer qu'il dure longtemps, il sçait trop combien il est agréa- ble au public, il a forcé la main pour obtenir un traite- ment particulier en gratification annuelle de 4,800 francs ; et en outre, trois congés en six ans pour aller dans les pays étrangers danser chaque fois pendant plus de six mois ; il jouit actuellement de son second congé ; en général il est comme tous les Vestris, fort difficile à manier et a besoin que de tems en tems on le tienne ferme.

M. Nivelon, premier danseur demi-caractère. Il a du talent, mais il croit en avoir beaucoup plus encore, il a les mêmes prétentions à avoir un traitement par- ticulier ; on a été obligé, pour le conserver, de lui accorder une place de premier danseur, avec deux con- gés, à prendre dans les années le sieur Vestris ne prendra pas le sien ; en général il a peu de zèle et est difficultueux, il a besoin d'être contenu.

UN ROI DE COULISSES 43

M. Favre, remplacement du sieur Gardel dans le genre sérieux. Il a plus de zèle et de bonne volon- té que de talent, mais faute de mieux, c'est un sujet très utile.

M. Laurent, danseur comique. Il a de la légèreté, beaucoup d'exécution, mais il est bas et d'ailleurs d'un physique très ignoble.

M. Lefèvre, danseur comique. Il a du talent, mais peu docile et d'une conduite assez équivoque.

M. Huard, danseur en double. Danseur lourd, mais utile.

M. Frédéric, Idem. Il peut acquérir du talent, il est jeune et a de la légèreté.

DANSEUSES

D"^ Guimard, première danseuse de demi-caractère. Tout le monde connoît son talent, elle a l'air encore très jeune au théâtre, si elle n'a pas une grande exé- cution pour la danse, elle a en récompense beaucoup de grâce, elle est très bonne pour les ballets d'action et pantomime ; elle a beaucoup de zèle et travaille beaucoup, mais elle est d'une dépense immense pour l'Opéra, ses volontés sont suivies avec autant de respect que si elle en étoit directrice ; à son exemple, les autres danseuses exigent des habits et des renou- vellemens fort chers ; M"»^ Guimard ayant sçu qu'il avoit été accordé un traitement particulier de 4,800 francs au sieur Vestris, a exigé la même chose, il lui a été accordé en faveur de ses anciens services.

D"« Peslin, première danseuse comique. Elle est hors de combat, ce n'est que par complaisance pour M"«s Saint-Huberty et Guimard que l'on l'a conservé depuis deux ans, mais elle est prévenue qu'elle doit se retirer à Pasques prochain.

44 l'opéra secret au xviii* siècle

M'^" DoRiVAL, premier remplacement dans le demi- caractère. Elle a du talent, mais elle l'a beaucoup ne'gligé pour ne s'occuper que de son plaisir, cepen- dant elle a plus travaillé depuis quelque tems ; en gé- néral c'est une mauvaise tête, elle a beaucoup de caprice ; si elle veut travailler, elle est faite pour remplacer la demoiselle Guimard, surtout dans la pan- tomime.

M"^ DoRLÉ, remplacement dans le genre sérieux. C'est une danseuse qui est remplie de bonne volonté, qui travaille tous les jours, le sieur Vestris est son maître ; mais elle est aujourd'hui tout ce qu'elle sera jamais ; elle sera toujours utile dans la place de rem- placement qu'elle occupe et même l'on croit pouvoir as- surer qu'elle y remplira bien son devoir, et même avec quelque agrément vis-à-vis du public, mais il seroit malheureux que, faute d'autre sujet, l'on fût obligé de lui confier la première place de première danseuse du genre sérieux.

Mlle DupRÉ, danseuse de demi-caractère. L'on a fait venir cette danseuse de Naples, elle occupoit la première place, elle a beaucoup réussi à l'Opéra, mais sa taille n'est pas très avantageuse pour la pre- mière place du genre sérieux elle prétend ; elle est actuellement absente pour aller remplir un engage- ment pour le carnaval, qu'elle avoit à Milan et à Turin, elle doit revenir vers le i 5 février ; on décidera à Pas- ques de son sort, mais il seroit à désirer que l'on ne disposa pas encore de la première place, et que l'on attendit h l'année suivante pour voir s'il ne se présente- roit pas quelques sujets qui auroient plus de disposi- tion pour remplir cette place.

M"^ Gervais, danseuse comique. La place de la demoiselle Peslin lui est assurée pour Pasques, et c'est justice ; cette danseuse est remplie de zèle, elle est infatigable, ne se refuse à rien et danse au besoin tout

UN ROI DE COULISSES 45

ce que l'on veut, et même plusieurs actes dans un opéra.

L'on ne parlera point ici des danseurs et danseuses des ballets, qui sont en grand nombre, il y a des chan- gemens à faire à cet égard à Pasques prochain, soit en donnant la pension de retraite à ceux qui l'ont gagnée par leurs anciens services, et qu'on ne peut leur refu- ser, soit en congédiant ceux ou celles dont les services, faute de talent, sont inutiles à l'Opéra *.

L'Opéra était encore, à la fin du siècle dernier, le refuge légal de toutes les filles ou femmes qui voulaient échapper à l'autorité paternelle ou maritale. Filles du magasin^ tel était le nom des demoiselles du chant et de la danse; qui, n'ayant pas encore achevé leurs études, figuraient sur la scène avant d'être engagées. Dès qu'elle était inscrite au magasin, une fille ou une fem- me, si jeune fût-elle, ne dépendait plus de sa famille, et l'autorité du père, de la mère, du mari, s'arrêtait au seuil de ce lieu d'immunité d'où la jeune indépen- dante pouvait sortir sans aucun risque d'être inquiétée, et elle pouvait se faire admettre par la simple rai- son qu'elle voulait se rendre libre ; ni les moyens, ni le talent , ni même l'espoir d'en acquérir un jour, n'étaient nécessaires pour motiver ces inscriptions tout à fait arbitraires.

Cet asile toujours ouvert au plaisir, cet encourage- ment perpétuel au libertinage, derniers vestiges des beaux jours de la Régence et du siècle passé, commen-

Archives nationales. Ancien régime. O r, 650.

46 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE

çaient bien à choquer un peu les esprits moins corrom- pus de la cour de Louis XVI. Le roi lui-même ne voyait pas sans regret cet abus se prolonger, mais telle était la force de ce privilège et de cette tradition, qu'il était presque impossible de les abolir autrement que par un violent cataclysme. Tout au plus l'administra- tion pouvait-elle en atténuer le scandale et labus en examinant de près les raisons invoquées par telle ou telle requérante.

Les placets ne diminuaient pas, et sans même parler de celles qui ne venaient chercher à l'Opéra que la liberté du plaisir, bien des filles persécutées ou des épouses malheureuses préféraient l'Opéra au cloître et demandaient simplement la grâce de n'être plus mal- traitées. La Ferté écrivait au ministre, le 17 avril lySS : « On a pris des renseignements au sujet de la demoi- selle Faure ; M. Quidor, exempt de police, la connoît, et il pourra avoir l'honneur de vous en donner des dé- tails particuliers. Au reste il paroît que c'est une bâ- tarde d'un officier de chez le roy ; on prétend que son père qu'elle renie veut la contraindre à vivre chez une maîtresse qui, dit-on, ne fait pas d'ailleurs un trop joli commerce, et que l'on prétendoit aussi tirer parti de la petite demoiselle. Tout cela peut être faux, mais M. Quidor peut vous donner, Monseigneur, de plus grands éclaircissements. Il est vrai qu'elle s'est présentée au magazin ; on m'a ajouté aussi que le père avoit été dans plusieurs maisons faire le pleureur. » A quoi le ministre répondait le lendemain : « Comme j'ai envoyé le mémoire de M. Dufort à M. Lenoir, il me donnera, sans doute, les éclaircissemens qu'a pris le sieur Quidor

UN ROI DE COULISSES 47

sur sa fille *. » Il résulte de cette dernière phrase que dans le cas présent, c'était le père qui voulait recon- quérir sa fille réfugiée à l'Opéra, ou sur le point d'y être admise : la petite avait du sens puisqu'elle préfé- rait garder pour elle ce qu'elle gagnait plutôt que de le livrer à son père ou à cette honorable dame.

La Ferté dut, à quelque temps de là, se prononcer sur une requête du même genre, mais la naissance de la postulante, et d'autres raisons assez sérieuses, la recommandaient très vivement à la protection du mi- nistre, car c'était la propre fille de la célèbre Sophie Arnould.

Monseigneur,

Alexandrine-Sophie Arnould vous supplie humble- ment de lui accorder votre agrément pour être admise, en qualité de chanteuse, dans les choeurs de l'Opéra.

Son état de femme du sieur de Murville ne peut être un obstacle à l'engagement qu'elle offre de prendre ; mariée à l'âge de treize ans, elle n'a connu depuis cet instant que le malheur. Services (sévices) , mauvais traitemens, injures atroces, il n'est rien que le sieur de Murville n'ait épuisé contre elle et il l'a enfin ré- duite à la triste nécessité de rendre différentes plaintes contre lui.

Mais le motif prédominant de la suppliante est l'état d'indigence et de misère la réduit la conduite de son mari.

Il n'a aucuns parens à Paris. Il ne pourroit pas même

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 657

48 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE

y nommer un ami. Le peu de fortune qu'il avoit, il l'a consommé dans les tripots de jeu, les meubles saisis ont e'té vendus ; actuellement il vit en hôtel garni il force la suppliante, qu'il avoit d'abord chassée de sa maison, d'habiter avec lui ; on conçoit bien que ce n'est pas par tendresse. C'est pour jouir du peu de revenu de la dot de la suppliante, de manière que, privée de ce modique revenu, elle est réduite à man- quer d'habits, de linge, souvent de pain, et ledit sieur de Murville a même la dureté de lui défendre de rece- voir les secours que la tendresse de sa mère lui a offert plusieurs fois.

Une telle situation rend tout permis, et la suppliante ose espérer que le ministre auquel elle a l'honneur de s'adresser, sensible à son malheureux sort, ne lui refu- sera pas la seule ressource qu'elle puisse trouver dans sa position *.

Le ministre transmit cette requête au directeur de l'Opéra, non sans avoir pris l'avis de La Ferté, et il l'appuya de quelques mots favorables (26 janvier 1786), mais l'honnête Dauvergne admettait difficilement que l'Opéra dût servir d'asile à toutes les femmes qui vou- laient « se soustraire au mauvais traitements de leur mari ». Sans aller contre les intentions du ministre, il lui répondit par les observations suivantes : « Plusieurs femmes se sont présentées depuis Pâques pour être admises à l'Académie royale de musique sans autres

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Cette pièce est d'autant plus importante qu'elle est la seule preuve indirecte du droit d'asile ouvert à l'Opéra. Ce singulier usage, qui remontait aux origines de l'Opéra et qui faisait presque loi, était, en effet, de ceux que la tradition affermit, mais qu'un acte officiel ne saurait consacrer.

UN ROI DE COULISSES 4Q

raisons que celles de M™« de Murville et elles ont été refusées parce qu'il seroit très dangereux que l'Acadé- mie se prêtât, comme elle le faisoit autrefois, à des facilités faites pour la déshonorer sans aucun avantage ; cependant comme M™^ de Murville est fille de M"<^ Ar- nould qui a longtemps occupé avec distinction une première place à l'Opéra, pour peu qu'elle ait du talent et de la voix, l'Académie, d'après les intentions du ministre, la recevroit au nombre de ses sujets en qua- lité de surnuméraire *. » Mais elle n'avait sans doute ni voix ni talent, car elle ne fut pas reçue à l'Opéra et ne figure sur aucun état, à moins qu'elle n'ait modifié son nom et qu'elle ne soit cette dame de Marinville, entrée précisément en 1786 au dernier rang des choristes avec 600 francs d'appointements et qui resta toujours dans les chœurs.

Singulière fille que cette Alexandrine, singulier mé- nage que le sien et dont les frères de Concourt ont tracé un charmant croquis : « Il n'y avait pour rappeler le monde à Sophie, que la fille de Lauraguais : cette Alexandrine , la vraie fille des bons mots de So- phie Arnould, mais aigrie, tournée au fiel, la langue cruelle, la verve envieuse, méchante à tous et surtout à sa mère qu'elle jalousait pour sa gloire, et qu'elle mé- prisait pour sa vie. Laide, sans grâces, blonde jusqu'à être rousse, elle avait mis le feu au cœur d'un petit poëte, dont la fort petite muse, courte d'haleine, s'es- souflait à courir les prix d'Académie. Sa muse prome- née de la mère à la fille, André de Murville avait fini

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 634.

5o l'opéra secret au XVIII* si è c I. i;

par épouser un peu de la célébrité de Sophie en épou- sant Alexandrine. Le mariage n'avait pas été heureux, mais le divorce avait eu le bon esprit d' advenir, et la citoyenne ci-devant de Murville venait souvent pro- mener jusqu'à Luzarches sa liberté et son veuvage *. » C'est dans ce village que la pauvre Sophie Arnould, vieillie, délaissée, ruinée de santé et d'argent, mais toujours riche de cœur et d'esprit, vivait en campa- gnarde dans une modeste ferme qu'elle appelait « le Paraclet Sophie », sans autre compagnie que la venue éventuelle de sa fille ou de son fils, l'officier de cui- rassiers Constant Brancas, qui devait mourir colonel à l'île Lobau, sans autre distraction que d'écrire quel- ques lettres de bonne et franche amitié à son ancien amant, l'architecte Bellanger, alors bien et dûment marié avec une impure, une fille d'Opéra qui avait rivalisé de bruit avec Sophie, M"' Dervieux. C'est de sa retraite que Sophie écrivait certain jour à cet amou- reux du bel âge, devenu le dernier ami de sa vieillesse : « ... J'ai tout oublié du beau monde et de ses usages, tu le vois, mon ami ; il y a si longtemps aussi que je vis comme une sauvage qu'à peine puis-je me rappeler le langage des humains. Ah ! si je n'avais pas ma fille, qui quelquefois vient me tirer de ma léthargie, je crois que j'aurais oublié à parler ma langue ; mais à propos de ma fille , c'est toujours un drôle de corps ; toujours de l'esprit, et de tous les esprits ; tu sais ! elle est di-

* Sophie Arnould, d'après sa correspondance et ses mémoires inédits, par Edmond et Jules de Concourt, i vol. in-i8, 1861, p. 88. Voj-ez sur les riva- lités académiques de AIur\'ille et de La Harpe une lettre de Sophie Arnould, insérée dans la Correspondance secrète de Métra, vol. vm, p. 271.

UN ROI DE COULISSES 5l

vorcée d'avec Murville ! elle s'est remariée ici, avec un gros beau jeune homme, le fils du maître de poste de Luzarches. Enfin, c'est fait ; tu sais que pourvu qu'elle soit bien la nuit, elle s'embarrasse peu des formes du jour, ce mari-ià devait lui convenir tout aussi peu qu'à moi; mais elle l'a voulu, elle l'a pris *. » Bon chien chasse de race, dit le proverbe, et bonne fille aussi. Cette brave Alexandrine était vraiment bien avise'e de vouloir entrer à l'Opéra ; elle avait tout le tempérament de son inflammable mère , et une fois demoiselle des chœurs, elle aurait eu assez de choix pour ne pas s'unir en légitime mariage à l'héritier pré- somptif d'une poste aux chevaux.

A la fin de cette même année 1786, La Ferté eut avec Sedaine une vive algarade qui aurait pu tourner mal pour lui, car il paraissait être vraiment dans son tort ; mais Sedaine était trop excellent homme pour vouloir le mal de qui que ce fût, et La Ferté put se tirer de l'aventure, un peu humilié, il est vrai, et lardé de brocards, mais non pas diminué de crédit ni de pouvoir : il était de ces gens qui retombent toujours sur leurs pieds.

C'était pendant le séjour de la cour à Fontainebleau, ou l'opéra comique de Sedaine, Albert, mis en musi- que par Grétry, venait d'être représenté sans succès. L'auteur attribuait naturellement cet échec à la pau- vreté des costumes, de la mise en scène, des décora- tions, à l'insuffisance des figurants, et exhalait sa mau- vaise humeur en arpentant le théâtre : « On n'en fera

' Lettre de Sophie Aniould à Belianger, du 5 ventôse an III (21 février 179)).

52 l'opéra secret au XVIIl* SIÈCLE

pas moins payer au roi ces décorations, ces habille- ments, ces soldats ! » dit-il tout-à-coup. Un subalterne entend ce propos, et court le rapporter à La Ferte' ; celui-ci arrive furieux en criant : est Sedaine ? et le poète riposte aussi familièrement : La Ferté, mon- sieur Sedaine est ici : que lui voulez-vous ? Le dialogue continua sur ce ton devant de nombreux spectateurs, qui riaient surtout aux dépens de La Ferté et qui col- portèrent bien vite les dures vérités que les deux cau- seurs s'étaient jetées à la tête. Mais autant de narra- teurs, autant de versions diverses, car chacun des deux ennemis avait ses partisans déclarés. A en croire ceux de La Ferté, Sedaine avait perdu la tête et s'était senti écrasé par la supériorité de son rival ; il avait reconnu ses torts et fait des excuses au commissaire du roi ; d'après les amis de Sedaine, au contraire, La Ferté, tout interloqué, avait fini par dire des injures au poète, lequel aurait répliqué de sang-froid : « Vous avez pris, Monsieur, le vrai langage pour m'empêcher de répon- dre ; je ne vous entends plus et ces termes ne sont pas dans mon dictionnaire. »

Quoi qu'il en soit, Sedaine, malgré sa réponse si impolie à La Ferté, n'encourut aucune punition, au- cun blâme d'en haut, et la cour ne fit que rire de cette querelle. On rapportait même que la reine avait dit en riant : « Je ne sais pas si M. de la Ferté eût porté en compte les décorations, les habillements, les soldats et tous les accessoires qui, suivant l'auteur, manquaient à sa pièce, mais je suis bien sûr que maintenant il ne le fera pas. » Le roi, disait-on d'autre part, voulait traiter les choses plus sérieusement, en observant que

UN ROI DE COULISSES 53

Sedaine avait qualifié La Ferté de voleur et que c'était une affaire à éclaircir. Les amateurs de scandale an- nonçaient aussi que les gens de lettres, et surtout les confrères de Sedaine à l'Académie , étaient très froissés de cette scène et qu'ils ne manqueraient pas, au retour de Fontainebleau, de prendre hautement parti pour un académicien ainsi insulté par un inten- dant des Menus ; mais la cour revint et l'Académie se tut : elle ne pouvait mieux faire. Les amis de Sedaine se consolèrent en disant que l'Académie le regardait comme suffisamment vengé par le propos de la reine, et pour se mieux réconforter dans leur propre estime, ils racontaient encore que La Ferté ayant voulu s'ex- cuser de cette scène auprès de la reine, celle-ci l'avait laissé dire et lui avait sèchement répondu : « Monsieur de la Ferté, quand le roi et moi parlons à un homme de lettres, nous l'appelons toujours monsieur. Quant au fond de votre différend, il n'est pas fait pour nous intéresser *. » Les gens de lettres auraient été bien difficiles s'ils ne s'étaient pas montrés satisfaits, qu'elle fût vraie ou supposée, d'une telle réparation d'hon- neur.

De tous ses projets ou rapports, La Ferté n'en publia qu'un seul sous le titre de Réplique à un écrit intitulé : Mémoire justificatif des sujets de l'Académie de mu- sique (sans date ni nom de lieu). Cette brochure, pu-

* Mémoires secrets, i8 et 2; novembre et 2 3 décembre 1 786. L'opéra le Comte d'Albert, cause de tout ce tagage, avait été joué à Fontainebleau le 15 no- vembre 17S6 et fut représenté à la Comédie-Julienne le 8 février 17S7. Cet ou- vrage, très singulier comme pièce et assez peu remarquable comme musique, fournit à M™= Dugazon l'une de ses plus admirables créations : c'est elle qui fit le succès de l'opéra.

^4 I^ OPERA SECRET AU XVIII'' SIECLE

bliée à Paris en 1790, était une réponse de l'intendant des Menus aux prétentions des principaux artistes de l'Opéra, des chefs du chant, de la danse et de l'orches- tre, qui cédant à l'esprit d'indépendance éveillé par la Révolution, avaient demandé des réformes dans l'ad- ministration de l'Opéra et rédigé ce mémoire pour se justifier du blâme qu'ils avaient encouru : ce dernier détail montre bien qu'on n'était encore qu'au début de la Révolution. La réponse de La Ferté n'est, à beaucoup près, ni le plus curieux, ni le plus instructif de ses écrits, par la simple raison qu'il était destiné à voir le jour. Outre ce mémoire administratif, La Ferté a encore laissé divers ouvrages, mais d'un tout autre genre. Il s'adonnait par goût à l'étude des arts de cons- truction, et il se fit recevoir, à ce titre, membre de l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Châ- lons-sur-Marne, ainsi que de la Société des antiquaires de Cassel. Son bagage scientifique comprend plusieurs volumes de poids : d'abord, un Extrait des différents ouvrages publiés sur la vie des peintres^ daté de 1776 ; puis, en 1783, un Système de Copernic, ou Abrégé de l'astronomie^ inséré d'abord au Journal des Savants, et ses Éléments de géographie, avec cette épigraphe d'Horace : Mores hominum multorum spectat et iirbes ; l'année suivante encore, les Leçons élémentaires de ma- thématiques, en deux volumes, et, pour finir, les Élé- ments d'architecture, de fortification et de navigation, en 1787. Ces titres suffisent à prouver que les goûts naturels de La Ferté le portaient vers les sciences exactes bien plus que vers les beaux-arts, la musique et les affaires de théâtre.

UNROID F, COULISSES 55

La Ferté avait vu de trop près la cour et avait occupé un poste trop élevé pour échapper à la Révolution. Après le lo août 1792, il perdit naturellement sa posi- tion d'intendant des Menus-Plaisirs ; mais, au lieu de chercher son salut dans la fuite, il pensa qu'il pourrait détourner le courroux populaire en prodiguant les gages de patriotisme et de civisme qu'il avait prudem- ment donnés dès les premiers temps de la Révolution et qu'il énumère d'une façon à la fois si naïve et si plaisamment touchante dans le mémoire qu'il rédigea en prison, à la veille d'être jugé, c'est-à-dire con- damné *. En vain accumule-t-il les moindres faits de son existence passée qui pourraient plaider en sa faveur, en vain se représente-t-il comme un philosophe, épris d'idées d'indépendance, de justice, et fuyant volontiers l'air empesté des cours ; en vain se couvre-t-il presque de la mort de sa femme, la première victime frappée par la Révolution dans sa famille : il ne put échapper au sort qui attendait tous les fonctionnaires de l'an- cienne cour. Dans la séance du Tribunal révolution- naire du ig messidor an II (7 juillet 1794), Papillon de la Ferté, âgé de soixante-sept ans, ex-intendant des Me- nus-Plaisirs du tyran, fut condamné à la peine de mort, comme étant convaincu « de s'être rendu l'ennemi du Peuple, en conspirant contre sa liberté et sa sû- reté, en provoquant, par la révolte des prisons, l'as-

* Par un coup du hasard et grâce aux enchères poussées très haut par M. Jules Cousin, cette pièce importante n'appartient ni aux archives de l'État ni à celles de l'Opéra, mais bien à la bibliothèque de la ville de Paris. On la trouvera imprimée in-exlenso , avec de longs éclaircissements , dans notre premier travail sur Papillon de la Ferté : Un Potentat musical, soh rcgtie à l'Opéra, de ijSo à 1790. (Paris, Détaille, 1876.)

56 !, 'opéra secret au XVIIl" SIÈCLE

sassinat et la dissolution de la représentation natio- nale, etc. 1)

La Ferté tombait sur l'échafaud révolutionnaire, mais son nom ne mourait pas avec lui. Il laissait un fils qui obtint le titre de baron sous l'Empire et qui se trouva juste à point, la Restauration arrivant, pour recueillir l'héritage administratif de son père. Il re- couvra alors le titre d'intendant des Menus-Plaisirs, et il eut pendant plusieurs années l'administration supé- rieure de la chapelle du roi, des spectacles de la cour, du Conservatoire de musique, de l'Opéra français et de l'Opéra italien. Il n'avait peut-être ni l'habileté, ni l'entregent de son père : il fit en tout cas beaucoup moins parler de lui et paraît avoir joué un rôle assez effacé, il est vrai que cette place avait bien perdu de son lustre après les massacres de la Révolution et les guerres de l'Empire ; mais à un Papillon devait suc- céder un Papillon. La tradition était ainsi respectée et le droit d'hérédité restait sauf: La Ferté est mort! vive La Ferté!

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ANS la constitution qui ré- ^y gissait l'Académie Royale de Musique peu de temps avant qu'éclatât la Révolution , tout était bizarre et confus. C'était un compromis entre la mo- narchie et l'oligarchie, inspiré par les idées d'indépendance qui gagnaient du terrain chaque jour, et qui devaient aboutir à un si terrible bouleversement. A l'Opéra , comme dans le royaume, les esprits étaient très agités; on criait fort; on discu- tait beaucoup; on résistait ouvertement au directeur; on combattait en dessous le ministre : on suspectait toute autorité établie ; on protestait ; on invoquait la justice, le droit, sans les trop respecter.

La situation allait empirant depuis nombre d'années, et le déficit qu'on signalait dans la caisse de l'Opéra à

éO L OPERA SECRET AU XVIII'^ SIECLE

la fin de chaque direction n'était pas fait pour défendre l'ancien état de choses. Depuis plus d'un siècle, en effet, tous les directeurs s'étaient successivement rui- nés à l'Opéra, tous sauf LuUi, puis Rebel et Francœur. C'était un jeu de bascule perpétuel entre la Ville et l'Etat, qui se rejetaient sans cesse l'Opéra et acquittaient ses énormes dettes à tour de rôle. Tout récemment encore. De Vismes du Valgay, qui était pourtant un habile administrateur, et auquel la Ville avait accordé un secours annuel de 80,000 livres (la première subven- tion régulière attribuée à l'Opéra), n'avait pas réussi et avait donner sa démission : ce malheureux théâtre était alors revenu à la non moins malheu- reuse Ville , qui y perdit , en moins d'une année, 200,000 livres. Cependant, le roi souffrait de voir notre premier théâtre lyrique tomber ainsi en décadence, et, le 17 mars 1780, il avait rendu un arrêt qui faisait cesser le privilège accordé à la Ville, ordonnait qu'elle payerait les dettes contractées par l'Opéra pendant son administration, et remettait ce théâtre sous la tutelle de l'État.

Mais il se préparait un bien autre changement, qui allait rompre avec le passé de tout un siècle. C'était la reconnaissance du pouvoir des artistes et leur intro- duction dans la direction du théâtre; bref, la formation d'un comité dirigeant. L'arrêt royal du 17 mars disait bien que le directeur gouvernerait avec pleine et entière autorité; mais, par l'art. 10 du même arrêt, le secrétaire d'État de la maison du roi était chargé « de présenter au roi les nouveaux, statuts et règlements qu'il jugera nécessaires pour l'administration de l'Opéra. » Or, le

l'opéra EN X 788 61

27 avril, le ministre publia un règlement dont l'article i^"" instituait un comité composé du directeur général, de deux premiers sujets du chant, du maître de ballets, de deux premiers sujets de la danse et d'un secré- taire *.

Voici comment devait manœuvrer cette organisa- tion si compliquée. L'Opéra était sous la direction suprême du ministre de la maison du roi, qui se faisait représenter par un intendant des Menus Plaisirs. Le directeur de l'Opéra n'était plus qu'un administrateur général , secondé d'un comité de six membres, comité qui décidait et ordonnait tout dans le théâtre, sauf approbation du ministère. Le seul privilège du direc- teur était d'avoir deux voix dans le comité : il n'avait donc qu'un quart d'autorité.

Le roi ne s'en tint pas dans la voie des réformes : non content d'avoir appelé les artistes à diriger eux- mêmes leur théâtre, il voulut aussi accorder au direc- teur et aux principaux sujets un intérêt dans le produit des recettes et des économies. Ces artistes, ainsi appe- lés à profiter des bénéfices, furent nommés artistes copartageants et formèrent une assemblée générale, à laquelle le comité devait rendre compte de sa gestion : le comité tenait séance d'abord une, puis bientôt deux fois par semaine, et l'assemblée générale des sujets

' Le nombre des roembrcs du comité tt le mode Je les choisir furent très lé- gèrement modihèj, d'abord par un règlement du ministre (16 avril 178 1), puis parles arrêts royaux du 14 mars 17S4 et du 28 mars 178;. (Archives nationales, Ancien régime. O 1, 631. Observations sur les mémoires des sujets de l'Opéra qui dimanàent l'entreprise de ce spectacle, en avril 1789.) On trouve dans le même carton le texte original du règlement ministériel signé par les principaux sujets, le 17 avril 1780.

62 LOPÉRA StCRET AU XVlIl" SIECLE

copartageants se réunissait au commencement de chaque mois.

Cette organisation nouvelle commença à fonctionner en avril 1780 : le comité tint sa première séance le 22 avril. Amelot était alors ministre de la maison du roi; Papillon de la Ferté était intendant des Menus Plaisirs et commissaire du roi pour l'Opéra; Pierre-Montan Berton et Gossec avaient été nom- més, le i*"' avril, directeur et sous -directeur de l'Opéra. Le comité était composé de Legros, Durand. Vestris père, Gardel l'aîné, Dauberval et Noverre, ayant chacun des attributions spéciales : Legros avait l'inspection du luminaire et Durand celle des machines ; Vestris devait surveiller les postes et la garde; Gardel. les décorations et les peintures; Dauberval, les ves- tiaires et la garde-robe ; enfin, Noverre était chargé de la surveillance financière et de la rentrée à l'Opéra des diverses redevances qui lui étaient allouées par contrat. Les fonctions de secrétaire, qui ne donnaient pas voix délibérative, étaient remplies par un nommé Lasalle. intrigant fieffé, qui sut bientôt prendre une place im- portante dans le comité, dont il devint comme la che- ville ouvrière. Berton ne put pas exercer longtemps ses fonctions : il mourait le 14 mai. Le 16, les artistes de l'Opéra rédigèrent une adresse au ministre pour lui demander de ne pas nommer de directeur et de les laisser se gouverner eux-mêmes *. Leur requête ne fut pas admise, et le roi appela à la succession de Berton un musicien expert, Dauvergne, qui avait déjà par

' Archives naiionalcs. .ancien rcgiiuc. O i, 65::.

I. 'OPK R A KN I 7 88 tVi

deux fois dirigé l'Opéra. Grande fut la déception des artistes et du comité de TOpéra, qui regardèrent dés le premier jour leur nouveau directeur comme un maître, comme un tyran dont il fallait se débarrasser au plus vite. Ce qui ne les empêcha pas d'adresser à Dauvergne une lettre « ils lui annonçaient avec plaisir que le ministre avait enfin répondu à leurs désirs et à leurs instances en le nommant à la place de directeur *. »

Ces innovations dans l'administration de l'Opéra avaient été accueillies avec faveur par l'opinion. Voici ce que disaient à cet égard les Mémoires secrets, le 12 mai 1780 : « La nouvelle constitution du théâtre lyrique n'est point despotique, ni même monarchique, comme ci-devant. Le sieur Le Berton n'en est que l'administrateur principal : les sujets participent aujourd'hui au gouvernement intérieur de cette vaste machine : ils ont des assemblées, des jetons et voix délibérative. »

A peine voulut-on mettre en pratique le nouveau régime qu'on s'aperçut combien il était défectueux. Les artistes, se sentant délivrés d'une direction unique et énergique, donnèrent libre carrière à leurs caprices : c'était à qui chanterait ou danserait le moins et obtien- drait le plus de gam et d'honneur. Ce n'étaient que réclamations, pétitions, remontrances, protestations, que froissements d'intérêts et d'amour-propre, jalou- sies, intrigues, mauvais vouloir, querelles, démissions.

' Archives nationales, .\ncieii régime. O i. 6vi. Lettre de tiémissioii Jt Dauvergne à Amelot. du 23 mars lyST.

«14 I. "opéra SECRET AU X V I M f' SIECLE

ruptures d'engagements ou fuites subreptices. Le co- mité ne savait auquel entendre et rejetait tous les torts sur le directeur, qui n'en pouvais mais, n'ayant par le fait qu'une autorité illusoire. Celui-ci se plaignait à l'intendant des Menus, qui demandait les ordres du mi- nistre, lequel était le plus souvent fort embarrassé de prendre une décision et de se reconnaître dans cet inextricable chaos.

Amelot adressait alors à La Ferté des lettres fort irritées. Un jour, entre autres, qu'il était surexcité par les prétentions exorbitantes de ces vaniteux artistes, il lui envoyait un billet qui commençait par cette vive apostrophe : « En vérité, Monsieur, je sens qu'il faut une patience plus qu'humaine pour conduire l'indé- crottable machine de l'Opéra, mais ne perde pas cou- rage, je vous prie, et aidés-moi à la faire aller au moins de notre mieux; » et, après avoir résolu d'un mot les réclamations pécuniaires et honorifiques de Gardel, de Dauberval, de la Guimard, il ajoutait durement: « Pour M"" Saint-Huberty, il ne faut pas aller par deux che- mins : si elle refuse obstinément de chanter mardi, mandés le moi et je vous envoirai un ordre du roi pour la faire mettre en prison, dont vous différerés seulement l'exécution jusqu'au mardi matin. Je désire vivement au surplus que la demoiselle Candeille puisse vous convenir, mais assurons au moins le spectacle pour la rentrée. En vérité, il y a de quoi faire tourner la tête *. »

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre du ministre, du (s avril 17S2.

L'oPÉRAENiySS 65

Au bout de deux ans de ce manège insupportable, Dauvergne, las de résister aux persécutions sourdes du comité *, prit prétexte de sa santé et se retira. Les artistes en étaient venus à leurs fins; ils étaient enfin débarrassés de cette ombre de directeur qui les gênait si peu et allaient pouvoir se gouverner eux-mêmes. A partir de Pâques 1782, un nouveau comité prit la sou- veraine direction de l'Opéra. Il comptait huit membres votants : Gossec , compositeur , Legros et Lainez. représentant les acteurs copartageants, Gardel et Dau- berval, représentant les premiers sujets et le corps de la danse, Rey, représentant le corps de l'orchestre, De la Suze, représentant les chœurs, et Bocquet, inspec- teur, plus de Lasalle,le secrétaire : c'était une véritable république artistique**. La joie était dans les cœurs; chacun espérait que ce régime imprimerait à l'Opéra une impulsion telle que l'art brillerait aussitôt d'un éclat incomparable, mais (voyez un peu la fatalité) ce mal- heureux comité, qui avait tant agi pour renverser Dau- vergne, ne tarda pas à tomber lui-même sous un pou- voir d'autant plus absolu et d'autant plus funeste qu'il était innommé et s'exerçait dans l'ombre.

Sitôt que Dauvergne se fut retiré, Morel devint le

* Le 21 mars 17S1, Gardel, Dauberval, Legros, M"" Guimard et Heinel avaient adressé à M. de la Ferté un long mémoire d'une violence extrême contre l'adminislration de Dauvergne. (Archives nationales. Ancien régime. Oi,6h-)

** Rochon de Chabannes avait présenté au ministre un mémoire tendant à faire remettre l'administration de l'Opéra aux sujets principaux, formant un comité subsistant, dont chaque membre aurait le détail de quelque partie, et serait obligé d'en rendre compte à l'assemblée. C'est ce plan qui avait été adopté. (^Mémoires secrets, 14 avril 1782.)

66 l'opéra secret au xviii<^ siècle

maître souverain de l'Opéra et soumit à ses plus dures volontés le comité, qui se montra aussi humble et aussi plat devant l'homme d'affaires parvenu, qu'il s'était fait brave et impudent devant l'artiste joignant l'honnêteté au mérite. Ce Morel avait commencé par être employé dans l'administration des voitures qui allaient de Paris à Versailles, et il gagnait 1,200 livres par an à sur- veiller les cochers et à vérifier leurs comptes. Il avait obtenu ensuite une place de commis aux Menus Plai- sirs, et s'était bientôt, grâce à son esprit souple et délié, insinué dans la faveur de Papillon de la Ferté; il manœuvra même assez habilement pour épouser la sœur de son maître : dès lors, sa fortune était assurée. Il eut de plus, par deux fois, l'honneur de signer de mauvais poèmes d'opéras élaborés par le comte de Provence. Le beau-frère de La Ferté, collaborateur du frère du roi, avait acquis à l'Opéra un pouvoir absolu, et il en usait pour faire jouer ses propres ouvrages, qui d'ailleurs ne lui donnaient pas grand'peine : il les ache- tait à de pauvres rimeurs qui mouraient de faim et les signait de son nom. Thésée, Alexandre aux Indes ^ Thé- mistocle, autant de misérables ouvrages qui tombèrent tout à plat, malgré la musique que Gossec, Méreaux et Philidor avaient eu la faiblesse de composer par crainte de ce triste sire.

Il n'était pas d'autre arme que la chanson contre ce tyran de la musique, et, de fait, les malins ne se faisaient pas faute de gloser le sieur Morel.

Au bas d'un pont, dans un bureau, Morel visait le numéro

l'opéra en 1788 67

De mes voitures et des vôtres, Quand il se dit un beau matin : Je veux faire aussi mon chemin; Je le vois bien faire à tant d'autres.

Ma figure, dont chacun rit. Est plate autant que mon esprit. Quels protecteurs seront les nôtres? Mince en tout, comme en revenus, Grossissons-nous par les Menus, Comme on en voit grossir tant d'autres.

Roi des dramatiques tripots,

La Ferté, voyant mon héros,

Dit : Bon, il faut qu'il soit des nôtres.

Pour mon argent, toujours dupe'.

Toutes mes catins m'ont trompé :

Allons, Morel, cherchez-m'en d'autres.

Et ainsi de suite, pendant huit couplets. Fait-il jouer son Panurge dans l'île des Lanternes, une des produc- tions du comte de Provence (la musique était Je Gré- try, comme celle de la Caravane du Caire, sortie de la même plume royale), chacun de s'égayer fort d'un énorme tambour sur lequel on frappait continuelle- ment dans cet ouvrage et d'expliquer à sa façon cet usage excessif de la peau d'âne.

Dans cet opéra, je vous prie, Qui frappe avec tant de fureur? C'est le dieu du goût, je parie. Qui prend le tambour pour l'auteur.

L'Opéra était dans un désarroi complet sous cette autorité arbitraire et aussi capricieuse qu'absolue.

68 l'opéra secret au xviiic siècle

Acteurs et actrices agissaient tous à leur fantaisie. Ils ne chantaient ou dansaient que quand il leur faisait plaisir, se montraient d'ailleurs fort âpres au gain, et harcelaient le ministre pour qu'il leur accordât titres, congés ou gratifications , trois faveurs qui n'en fai- saient qu'une et qui tendaient au même but : s'emplir la poche.

Ils partaient en voyage sans permis, se reposaient sans raison valable, laissaient l'Ope'ra aller à vau-l'eau et criaient tous à qui mieux mieux contre la sévérité qu'on montrait à leur égard. Il n'y avait qu'un moyen de mater cette troupe indocile : la prison; et encore cette ultima ratio avait-elle bien perdu de sa puissance. Il n'est pas de mois le ministre n'écrive à l'inten- dant de menacer tel acteur de le faire enfermer, mais la Force et For-l'Evèque n'étaient plus les épouvan- tails d'autrefois. Tous les artistes, du plus grand au plus petit, sentaient bien que les temps étaient changés, qu'en dépit de toutes les menaces, on n'oserait les mettre en prison qu'à la dernière extrémité, qu'on les y laisserait quelques heures h peine, et qu'à leur sortie de cachot, le public les applaudirait pour faire pièce à leurs oppresseurs.

Cependant le roi voyait avec peine que les disposi- tions qu'il avait prises n'avaient pas eu tout le succès qu'il en pouvait espérer, et il crut bien faire en insti- tuant, le 3 janvier 17S4, une école l'on pût former des sujets utiles à l'Académie de musique. Mais cette école devint bientôt un objet de haine pour les pre- miers sujets, qui y trouvaient un obstacle à leurs caprices (c'était en effet qu'on allait chercher des

l'opéra EN 1788 69

artistes pour les remplacer quand ils s'avisaient de simuler une maladie pour ne pas chanter, ou quand ils voulaient voyager), et ils re'unirent tous leurs efforts pour battre en brèche cette dangereuse institution. Enfin, le roi, voulant couper court aux re'clamations sans fin que suscitaient les innombrables règlements qui régissaient l'Opéra, les refondit tous en une seule et même loi, datée du i3 mars 1784. Ce travail, d'une longueur démesurée et dans lequel on s'est ingénié à prévoir et à résoudre toutes les difficultés qui pourraient naître, ne servit absolument de rien, et, après comme devant, le désordre ne cessa de régner à l'Académie.

Le roi, alors, fit réflexion qu'il avait peut-être eu tort de céder aux revendications des artistes, et que l'auto- rité du directeur, si faible fût-elle, ne pouvait qu'exercer une influence salutaire sur l'Opéra, puisque le désordre n'avait fait qu'augmenter depuis son départ. Il résolut donc de remettre un directeurà la tête de l'Opéra et il rappela à ce poste celui-là même qu'on avait sacrifié naguère aux intrigues du comité. C'était un grand honneur pour Dduvergne, mais un sanglant affront pour le comité, car, bien qu'on eût mis en avant la faiblesse de sa santé pour masquer sa défaite, Dau- vergne avait été bel et bien congédié en 17S2. Voici, en effet, en quels termes les Mémoires secrets signalent son retour : 0 Le sieur Dauvergne, qu'on avait ren- voyé en 1782 de la direction à cause de la pesanteur de son joug, désagréable à tous les sujets, vient d'être rétabli avec de grands compliments. On dit aujourd'hui que son mérite, son honnêteté et sa probité sont con- nus depuis longtemps. »

yo l'opéra secret au xviii'' siècle

Dauvergne rentra en fonctions le i" avril 178 5 : on devine de quel œil le comité le vit revenir au pouvoir. La lutte recommença plus vive que jamais entre le directeur et les membres du comité : chaque parti se dénonçait à tour de rôle au courroux du ministre.

Cependant, au plus fort de cette guerre de ruses et d'embûches, le ministre de la maison du roi vint à chan- ger : le baron de Breteuil, qui avait remplacé Amelot, donnait sa démission, et M. de Villedeuil lui succédait le 24 juillet 1788. Dauvergne jugea à propos de ren- seigner le ministre sur les terribles gens qu'il était chargé de conduire et de contenir. Il dressa alors un état général de tous les sujets délibérants, chantants ou dansants de l'Opéra, et le fit tenir à l'intendant des Menus avec le secret espoir que celui-ci le montrerait au ministre : il prend soin du reste de l'y engager dans une lettre fort habile. Cet état des sujets de l'Opéra est rédigé avec beaucoup de soin et d'esprit : c'est une série de portraits h la plume, d'une vérité d'autant plus grande qu'ils ne sont pas flattés. A voir comme il s'eff'orce d'être à la fois très juste et très sévère, on devine que Dauvergne risquait une grosse partie : il lui fallait vaincre... ou partir.

Voici ce curieux tableau et la lettre qui l'annonce, deux pièces destinées à rester secrètes et qui le sont demeurées jusqu'à ce jour *.

* Aux Archives, la lettre se trouve dans le carton : Ancien régime, O i, 629 ; tandis que la pièce principale est dans le carton 626. Celle-ci , bien entendu, n'est ni signée ni datée, mais l'écriture caractéristique de Dauvergne ne permet d'avoir aucun doute sur le compte de l'auteur; pour la date, le seul rappro- chement de cet état avec les tableaux de troupes donnés par les almanachs du temps, nous indique 178B, ce qui concorde parfaitement avec la lettre signée.

L OPERA EN 1788 71

A Paris, ce 14 aoust 1788.

Monsieur,

Je suis revenu hier de la campagne pour me rendre demain vendredi, entre neuf et dix heures, dans l'Œil de Bœuf ou dans la Grande Galerie: j'yrai avant ou après prendre les ordres de M. le maréchal de Duras pour mon service du jour de Saint-Louis.

J'ai fait l'analyze des talens, des moeurs, du carac- tère, des deffauts, tant des personnes qui composent le comité, que des premiers sujets du chant et de la danse que vous m'avés demandé, et je ne puis remettre qu'à vous même, étant un objet de confiance sans bornes : vous y verres, Monsieur, que ma véracité ne m'a pas permis de vous rien cacher : je vous prie de ne confier à personne (excepté au ministre, si vous le jugés à propos) cet analyze qui auroit l'air d'un libelle contre quelques sujets, quoiqu'il soit dicté par la vérité, et que les portraits y soient peints d'après nature, et même sans charge : comme ma conscience ne me reproche rien sur le compte que j'ai l'honneur de vous rendre, quelques choses qu'il en puisse résulter, je n'en serai pas moins tranquille.

J'ai celui d'être avec un respectueux attachement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

d'auvergne. ÉTAT DES PERSONNES

QUI COMPOSENT LE COMITÉ DE l'OPÉRA

M. Dauvergne. Directeur général, sur-intendant de la musique du Roi.

M. Francœur. Directeur, sur-intendant de la

72 l'opéra secret au XVIII' SIÈCLE

musique du Roi en survivance. Homme honnête, plein d'intelligence, de zèle et d'activité.

M. La Suze. Maître de musique du the'âtre. Homme qui remplit ses devoirs avec beaucoup de zèle et un talent distingué.

M. Rey. Maître de musique de l'orchestre, et maître de musique de la Chambre en survivance. Cet homme, d'un tempérament fougueux, a le talent de sa place, mais il la fait souvent avec humeur, sur- tout lorsqu'il a perdu son argent au jeu ou à la loterie, ce qui le met dans le cas d'emprunpter et dans l'impos- sibilité de rendre.

M. Gardel. Maître des ballets et premier danseur. Cet homme a le talent de ses deux places, mais son honnêteté et sa douceur naturelle fait qu'il passe des fautes à ses camarades dans la crainte de leur faire de la peine ; il y a tout à espérer que l'expérience le cor- rigera de cette foiblesse.

M. Paris. Dessinateur du Cabinet du Roi. Homme très honnête, et d'un talent très distingué ; on en voyait la preuve tous les jours avant l'incendie des Menus, par le grand nombre de belles décorations qu'il a faites depuis qu'il est à l'Opéra.

M. BocQUET. Dessinateur des habits ; honnête homme, qui fait bien sa place.

M. Berthelemi. Adjoint au dessinateur des habits : de l'Académie de peinture, homme doux, honnête et beaucoup de talent.

M. Jansen. Inspecteur, fort honnête homme, qui surveille les dépenses du magazin avec zèle et beau- coup d'activité.

M. Lainez. Comme plus ancien premier acteur : son caractère à l'article des premiers sujets du chant.

M. La Salle. Secrétaire, breveté du Roi : homme fourbe, intrigant, nuisible au bien de la chose par les mauvais conseils qu'il a toujours donné à tous les

l'opéra en 1788 73

sujets de l'Opéra, dans l'espérance qu'en culbutant ce spectacle on lui en donneroit la direction pour le rétablir : il a osé faire des mémoires contre des per- sonnes dont la probité est intacte, ce qui a occasionné une méfiance si bien fondée contre lui, qu'il ne fait plus rien du tout, excepté de nuire encor par les mau- vais conseils qu'il donne aux personnes de la machine qui ne le connoissent pas.

ÉTAT DES PREMIERS SUJETS

DU CHANT

M. Chéron. Cet homme a une belle voix, qui fait presque son seul mérite, ayant négligé par paresse et par lâcheté d'acquérir le talent d'acteur ; il regarde son état comme un bénéfice qui ne peut jamais lui manquer ; il ne fait pas attention qu'il a été doublé dans plusieurs rôles avec succès par le sieur Adrien, jeune sujet sorti de l'Ecole, qui raisonne et joue très bien ses rôles ; il est fort endetté.

M. Lays. Cet homme, qui est très bon dans les rôles comiques, a la vanité de croire qu'il est fort bon dans les rôles nobles ; mais le public le met à la place qui lui convient ; il est noyé de debtes, comme le sont presque tous les premiers sujets, par le luxe et parle jeu.

M. Lainez. Cet homme est d'un caractère très violent, s'emportant pour la moindre chose ; alors il se dit malade et cesse son service sans raison : cela est d'autant plus fâcheux qu'avec sa mauvaise voix il fait le plus grand plaisir comme acteur lorsqu'il est placé dans des rôles qui lui conviennent; il doit beaucoup, parce qu'il joue gros jeu.

M. Rousseau. Homme doux, faisant bien son service lorsqu'il peut se deffendre des conseils perni- cieux du sieur Lasalle, avec qui il est lié.

10

74 l'opéra secret au xviii* siècle

PREMIERS REMPLAÇANTS

M. MoREAu. Excellent sujet, qui a toujours très bien servi depuis 1772, qu'il est entré à l'Opéra ; mais le service forcé qu'il a fait le met hors d'état de con- tinuer après Pâques prochain.

M. Chardini. Sujet honnête, qui est grand musi- cien et chante très bien ; il a une bonne conduite, mais il est un peu paresseux.

DOUBLES

M. Chateaufort. Mauvais sujet ; il a signifié son congé pour Pâques, qui a été accepté par le Comité.

M. Adrien. Jeune sujet, élève de l'École de chant, qui double à la satisfaction du public les rôles du sieur Chéron : il est âgé de 21 ans, grand musicien, chan- tant bien, bon acteur, remplissant ses devoirs avec un zèle infatigable ; avec cela une conduite sans reproches et de mœurs fort douces.

M. Le Brun. Jeune sujet, élève de l'Ecole de chant, grand musicien, homme très utile.

M. Renault. Jeune sujet, âgé de 18 ans, élève de l'École de chant, mauvaise tête, mais c'est le seul sujet haute-contre sur qui il y ait des espérances pour rem- placer les sieurs Lainez et Rousseau, qu'il a déjà doublé à la satisfaction du public.

PREMIERS SUJETS

M"« Saint-Huberty. Cette femme (la plus mé- chante qu'il y ait à l'Opéra) a un très grand talent comme actrice ; elle a été forcée, faute de moyens du côté de la voix, d'abandonner plusieurs grands rôles qu'elle n'ose plus chanter : cette femme qui, par congé, va passer deux mois et demi dans les villes de

l'opéra en 1788 75

province il y a des spectacles , ne se refuse point de chanter à deux représentations par jour , tandis qu'à Paris, elle chante une fois par semaine et très rarement deux fois , et lorsque cela arrive elle en murmure fort haut.

M"« Maillard. Sujet très-utile, mais qui mal- heureusement se laisse faire des enfants, ce qui prive le public d'un nombre d'opéras que l'on ne peut pas risquer de donner sans cette actrice, et sans la dame S'-Huberti, qui se trouve absente dans ce tems-là ; ce qui nuit considérablement aux interest de l'Académie : cette femme est fort endettée.

PREMIERS RE.MPL.\CEMENTS

M"= GAV.A.UDAN Cadette. Sujet précieux, quoique mauvaise tête : elle chante les rôles de soubrettes dans les opéras de genre et remplace avec succès les l^iies S'-Huberti et Maillard dans les grands opéras avec une voix très-agréable : enfin elle a fait le service de ces deux femmes depuis Pâques lorsque les occa- sions l'ont exigées.

M"'^ Chéron. Cette femme sur qui l'on comptoit beaucoup, est devenue aussi paresseuse que son mari : elle ne travaille pas.

DOUBLES

M"" JoiNviLLE. Belle femme, belle voix, mais dont on n'a pu rien faire depuis douze ans qu'elle est à l'Opéra ; elle s'enivre, se lève à midi ; elle n'a jamais voulu étudier, ce qui Va empêchée de faire aucun progrès.

M"® Buret. Cette femme a une belle voix : elle n'est plus présentable dans aucun rôle en pied, à cause de son énorme grosseur ; elle ne peut être utile que

y6 l'opéra secret au xviii^ siècle

pour chanter les rôles de de'esses dans les gloires et les chars.

M"" Gavaudan l'aînée. Elle a une assés jolie voix pour chanter des petits airs : nullement capable de chanter un rôle : c'est elle qui par sa méchancetée a gâté le caractère du sieur Lainez, avec qui elle vit depuis longtemps.

M"° AuDiNOT. Méchante femme sans talents, que l'on supporte dans quelques petits rôles, faute d'autres sujets.

M"e Mulot. Sujet élevé à l'École de chant ; elle est très-utile et le deviendra davantage ; sans elle, on auroit fermé la porte de l'Opéra , par la mauvaise volonté des premiers sujets de son sexe.

M"'= LiLLETTE. Jeune sujet, élève de l'École de chant, d'une figure agréable et théâtrale pour les rôles de princesse, elle a débuté avec succès et s'occupe con- tinuellement d'augmenter son talent.

M"« Saint-James. Joli sujet , quoiqu'avec une petite voix, pour chanter les ariettes et les petits airs.

ÉTAT DES PREMIERS SUJETS

DE LA DANSE

PREMIERS DANSEURS

M. Gardel. Premier danseur et maître des bal- lets. Voyés son caractère à l'article comité.

M. Vestris. Excellent danseur dans son genre, mais bête, insolent, impudent, ne se prêtant jamais au bien de la chose lorsque les circonstances l'exigent , quelques raisons qu'on lui donne pour l'y engager, et cela parce que son père lui dit que moins il dansera et plus le public l'applaudira.

M. NivELON. Danseur agréable dans la panto- mime, il sert assés exactement.

l'opéraenijSS 77

PREMIERS REMPLACEMENTS

M. Favre. Aide du maître des ballets, danseur me'diocre, d'une mauvaise santé, mais il n'y en a pas un meilleur pour doubler M. Gardel.

M. Laurent. Figure de magot, mais que le public trouve bon dans les danses de caractère.

M. Frederik. Assés bon pour doubler le sieur Vestris dans quelques circonstances pressantes.

M. GoYON. Excellent danseur dans la pantomime, mais la plus mauvaise conduite pour l'œconomie de sa santé et celle de ses finances.

M. HuARD. Mauvais sujet, médiocre danseur, il s'est enfui à Bruxelles avec une femme, pour se sous- traire à ses créanciers.

M. Laborie. Jeune sujet de 17 ans, de la plus jolie figure possible , il a de grandes dispositions , il travaille beaucoup, il ne lui manque qu'un bon maître.

M. SiviLLE. Mauvais sujet pour la conduite et pour son talent qu'il a négligé pour courir les femmes débauchées et les tripots dans l'un desquels il a été ar- rêté il y a 10 jours : on lui a rendu sa liberté sur la représentation faite à M. de Crosne, qu'on en avait besoin dans le moment.

PREMIERS SUJETS DE LA DANSE

M"° Guimard. Cette demoiselle a fait un service sans exemple depuis 1761, qu'elle est entrée à l'Opéra; il seroit très fâcheux pour le public et pour l'Académie que de mauvais conseils lui fissent perdre le mérite d'une considération que l'on doit a ses longs services.

M"* Saulnier. Belle femme, mais médiocre dan- seuse, pour ne rien dire de plus.

78 l'opéra secret au xviii=^ siècle

Mlle PÉRiGNON. Excélente danseuse dans son genre.

M"e Langlois. Actuellement enceinte , il y a tout à craindre que le deffaut d'exercice ne nuise à son talent.

PREMIERS REMPLACEMENTS

M"« RozE. La meilleure danseuse dans le genre noble : elle se rend difficile pour le service, par les mauvais conseils de son maître, le sieur Vestris père.

M"<= Hilisberg. Jolie danseuse, encore difficile par les conseils de son maître, le sieur Vestris père.

M"« CouLON. Bonne danseuse dans le genre noble, mais froide, elle a cependant beaucoup acquis pendant son séjour à Londres. Ses progrès sont très sensibles.

M"= DE LiGNY. Danseuse me'diocre qui , malgré son travail, n'augmentera pas beaucoup son talent.

M"« Zacarie. Médiocre danseuse qui restera telle qu'elle est.

M"" Miller. Excélente danseuse quoiqu'un peu froide, elle travaille sans relâche à devenir premier sujet, elle ne répugne à rien pour le bien du service.

M"" Laure. Cette jeune tille ne fait dans ce mo- ment aucun service pour cause de maladie de femme, il faut attendre l'époque pour savoir ce qu'elle deviendra.

M"« Trosche. Jeune danseuse qui travaille beau- coup, et qui double la demoiselle Pérignon à la satis- faction du public.

Croyez-vous qu'il fût bien aisé de conduire une troupe les sujets zélés et de caractère traitable étaient de beaucoup en minorité ? Quelle peine devait avoir le directeur à composer les spectacles au milieu de ces exigences qui se contrariaient l'une l'autre, de ces départs subits, de ces caprices d'un jour ! Tantôt

L OPERA EN I 788 79

c'est la Guimard qui, une fois le re'pertoire arrêté pour la semaine, envoie dire qu'elle compte se purger le mardi, qu'on ait donc à changer le spectacle. A quoi le directeur répond qu'il ne changera rien, et qu'il fera doubler M"« Guimard si elle ne veut pas danser. « Toutes ces propositions, ajoute Dauvergne, ne sont faites que parce qu'il y avait une petite partie organisée pour aller à Lay (l'Hay) passer le mardi, le mercredi et le jeudi. Voilà le résultat de la liaison de la Guimard avec toutes sortes de canailles ; je pense que c'est vérita- blement le mot propre de cette pernicieuse société! » Tantôt, c'est le jeune Vestris, qui imagine de faire le boiteux et de dire qu'il s'est blessé à la jambe, pour ne pas danser dans Panurge : Dauvergne le guérit su- bitement en lui annonçant que s'il ne danse pas, il sera à l'amende de tout son mois. Un autre jour, il se produit à l'Opéra un miracle étrange. Lainez re- fuse un soir de chanter dans Evelina, , disant qu'il ne pouvait articuler un son, et le lendemain il accourt chez le directeur, assurant qu'il reprendra son service dès le lendemain : il avait suffi pour le guérir qu'un jeune inconnu débutât avec succès dans le rôle même il croyait qu'on ne pourrait jamais le remplacer *.

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Le mois précédent, certains artistes qui étaient allés danser à Londres avaient reparu à l'Opéra. En annonçant cette nouvelle à M. de la Ferté , Dauvergne indique par son expression qu'on avait alors une singulière façon d'apprécier le mérite d'une danseuse. <c Les débuts anglois ont eu lieu hier. La demoiselle Coulon a dansé la première; il m'a paru, ainsi qu'à tous les spectateurs, qu'elle a fait beau- coup de progrès, surtout dans les sauts, car elle a fait voir, au moins dix fois, dans de très longues pirouettes , le plus haut bouton de son caleçon : elle a été très applaudie. » ( Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. Lettre du 12 juillet 1788.)

8o l'opéra secret au XVIII^ SIÈCLE

Mais quand la maladie venait accroître tous ces em- barras, la tâche du directeur devenait presque impos- sible, et la grippe se'vit pre'cisément avec une grande rigueur en l'année 17B8. Aussi, faut-il voirie désespoir de Dauvergne, qui ne sait vraiment à quel saint se vouer. « Je joins ici le répertoire pour la semaine, écrit-il le 3o août à M. de la Ferté. Vous y verres que l'on ne donnera point de ballet d'action demain; en en voici les raisons : M"^ Guimard a fait dire qu'elle étoit incommodée, la demoiselle Pérignon l'est aussi, la demoiselle Langlois est prête d'accoucher, la demoi- selle Ligny est toujours hors d'état de danser, j'ai envoyé un congé de deux mois à la demoiselle Zacha- rie, la demoiselle Laure ne danse plus ; la demoiselle Trosche est dans son lit de la suite d'une entorse qu'elle a pris il y a trois semaines ; malgré tous ces invalides, si Guimard avait pu danser, peut-être au- roit-on pu imaginer de donner quelque chose, ne fût-ce que la Chercheuse d'esprit^ mais, dans le moment qu'elle a envoyé dire qu'elle étoit hors d'état de danser, j'ai appris que M. Nivelon est tombé avant- hier, qu'il s'est, m'a-t-on dit, cassé une dent et fendu une lèvre , que le sieur Goyon est attaqué de la grippe comme les trois quarts de Paris; enfin, Mon- sieur, je vois avec satisfaction que, malgré cette épi- démie, nous pouvons jouer l'opéra, quoiqu'avec la moitié de nos chœurs de moins et un tiers de l'or- chestre malade. »

En dépit des efforts héroïques du directeur, l'année 1788 (de Pâques 1788 à Pâques 89), fut des plus mau- vaises et se termina par un gros déficit. Lasalle, le

l'opéra EN 1788 81

digne secrétaire du comité, saisit aussitôt cette occasion et adressa au ministre un rapport secret il attribuait ce malheur à la mauvaise direction de Dauvergne. Celui-ci, ayant été informé de cette attaque calom- nieuse, écrivit sur Theure à M. de la Ferté une lettre très digne il énumérait simplement les causes du déficit, lesquelles du reste n'étaient pas difficiles à dé- couvrir. « Ce délabrement, dit-il, a été occasionné cette année par un froid rigoureux pendant 60 jours ; par l'établissement d'un spectacle musical (l'Opéra Italien) qui attire plusieurs amateurs qui venoient à rOpéra ; par les circonstances des affaires du tems qui inquiettent nombre de citoyens sur leurs fortunes et plus encore; par la tranquillité des sujets qui sans rien faire reçoivent les appointemens et ne rougissent point de prendre des prétextes pour se dispenser de remplir leurs devoirs ; enfin par le grand nombre de congés accordés à des sujets nécessaires. » Il termine cette lettre fort habile par cette simple réflexion qui en disait plus que de longues phrases : « J'ai appris hier que le sieur Lasalle a présenté, il y a quelques jours, au ministre un mémoire contre moi; je n'en ai point été étonné, puisqu'on a eu la bonté de ne le pas chas- ser lorsqu'il a eu l'audace d'en présenter un contre vous il y a 4 ans : je lui pardonne toutes les coquineries qu'il fera ou qu'il écrira contre moi*.»

Parmi les causes qui avaient amené ce déficit dans la caisse de l'Opéra, il en est une qu'il faut tirer au

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 629. Lettre de Dauvergne, du mars 17S9.

Sa l'opéra secret au xvin'' siècle

clair, parce qu'elle peut être d'un utile enseignement pour ceux qui s'occupent d'économie théâtrale : il s'agit de la paresse des artistes, qui ne cherchaient qu'à s'enrichir en jouant le moins possible. Le 3 janvier 1784, le roi avait rendu un arrêté qui fixait un maxi- mum pour les traitements (9,000 livres pour les pre- miers sujets, 7,000 pour les remplaçants, 3, 000 pour les doubles) et supprimait les feux^ mais confirmait les sujets admis au partage dans leur droit sur les béné- fices résultant de recettes plus avantageuses, dues en partie à leur zèle, à leurs travaux, ainsi qu'à leur économie dans les dépenses. Ce règlement répon- dait bien aux idées d'association, de libre exploita- tion que les artistes mettaient toujours en avant. Les premiers artistes ayant droit au partage étaient bien les mêmes qui recevaient jadis des feux, mais au moins le bénéfice qui leur revenait maintenant n'était que le résultat du bien qu'ils faisaient à la chose publique, au lieu d'être une sorte d'apanage de leur talent.

A peine voulut-on appliquer ce règlement qu'on vit tous les premiers sujets refuser à qui mieux mieux de chanter et de danser : c'étaient les petits qui faisaient presque toute la besogne. Et pourtant les premiers sujets n'auraient eu à répartir qu'entre eux les béné- fices que leur concours eût fait réaliser, mais chacun prétendait se reposer et partager ensuite le bénéfice produit par le travail d'autrui.

Après quatre ans de ce régime, le directeur put dresser et envoyer au ministre cet État du nombre de fois que les premiers sujets du chant et de la danse ont

l'opéra EN 1-88 83

chanté ou dansé pendant les années ci-après*. Je prends seulement dans ce tableau les plus célèbres artistes du chant : la proportion est la même pour tous les sujets copartageants.

NOMS

LORS DES FEUX

1780 1781 17S2 1783 1784

Lainez

Chéron

Lays

Rousseau

Moreau

M""=^ Saint-Hubert}-

Maaiard

Gavaudan aiuée. . ,

129

141 79

141 93 166

121 198 IIO

DEPUIS LA SUPPRESSION DES FEUX

1785 17S6 1787 1788

Nous voilà loin du temps Legros s'écriait élo- quemment dans un discours qu'il adressait à tous ses camarades réunis lors de la création du comité et des artistes copartageants (17 avril 1780) : « Oublions nos intérêts particuliers et ne nous occupons que du bien général qui refluera sur nous dans une proportion que la justice seule combinera suivant le mérite de tous ceux qui doivent y coopérer. »

L'expérience de la suppression des feux ayant donné un résultat aussi mauvais que possible, le roi rendit le 2 avril 1789 un arrêt par lequel il les rétablissait dans les conditions suivantes : tout premier sujet du chant

Archives nationi'.es. Anden régime. O i, 651.

84 l'opéra secret au X V 1 1 1 s I È C L K

devait chanter au moins soixante-dix fois dans l'anne'e, à moins d'empêchement très sérieux. Pour chaque représentation en moins, il encourait une amende de 48 livres et pour chaque représentation en plus, il recevait un feu de 48 livres, mais seulement jusqu'à concurrence de cent dix représentations. On avait cru devoir établir ce maximum pour permettre aux doubles et aux débutants de se produire : il avait fallu réveiller le zèle des artistes par l'appât d'un gain [immédiat, mais il était prudent de se mettre en garde contre leur avidité , comme auparavant contre leur paresse égoïste.

Cependant, la lutte entre le directeur et le comité prenait chaque jour un caractère plus aigu : les artistes qui, peut-être, avaient eu vent du long rapport de Dauvergne, le traitaient d'espion et l'insultaient en plein comité. Celui-ci résolut de se retirer et, le 2 mai 1789, il adressa sa démission au ministre dans une longue lettre, qui débute ainsi : « D'après les calom- nies atroces que répandent contre moi les premiers sujets de l'Opéra, dont le sieur Vestris ne vous a dit qu'une partie, il en coûte à mon cœur de vous dire que, malgré mon attachement inviolable pour vous, il ne m'est plus permis de rester à l'Opéra. » Puis il explique longuement à quelles persécutions il est en butte de la part des membres du comité, qui allaient jusqu'à tenir entre eux des conférences pour se liguer contre lui. Son autorité méconnue , ses ordres annihilés, son honnêteté même suspectée (le comité avait décidé que deux membres l'accompagneraient chez le ministre pour être témoins des comptes qu'il

l'op£baeni788 85

rendraiti : tels étaient les tourments moraux qu'il avait subis durant quatre ans, alors que des embarras de toute sorte rendaient la direction de l'Ope'ra de plus en plus difficile. La perspective de se trouver encore en face d'un comité tel qu'il n'oserait plus ouvrir un avis, tant il était sûr de le voir repoussé, le décidait à prendre sa retraite, et il implorait humblement cette grâce du ministre dans cette longue lettre d'une sim- plicité touchante qui se terminait par ce triste avis : « J'ai l'honneur de vous renvoyer cy joint le supplé- ment de l'arrêt du conseil du 28 mars, sur lequel je ne ferai pas d'autre observation, sinon que le prétendu pouvoir qui y est attribué à la place de directeur géné- ral n'est qu'illusoire *. »

Ce n'était guère le temps de chanter ni de danser: les États Généraux allaient se réunir dans trois jours, et le roi n'avait plus le loisir de s'occuper à régen- ter l'Opéra et à raffermir le pouvoir du directeur, alors que le sien propre était déjà bien menacé. Le ministre pria Dauvergne de garder encore la direc- tion dans ces circonstances difficiles; celui-ci con- sentit. Du reste, le ministre ne cache pas au direc- teur, dans sa lettre du 24 mai, que le roi, tout en étant satisfait de l'ordre et de la précision du compte qu'on lui avait mis sous les yeux, s'était montré très fatigué des tracasseries survenues à l'Opéra : « J'es- père, dit-il, qu'il n'en sera plus question. » Il ne se trompait pas.

La politique et les troubles précurseurs de la Révo-

* Archives nationales Ancien régime. O i, 629. Lettre de Dauvergne, du I mai 1789.

86

l'opéra secret au xvm* SièCLK

lution faisaient déjà de nombreux loisirs à l'Opéra, qui devait à chaque instant fermer ses portes. Le devoir du directeur, à cette époque agitée, était surtout de défendre le théâtre même contre la foule, qui venait y quérir des armes; ce rôle exigeait de la fermeté, et Dauvergnc sut le bien remplir jusqu'au 8 avril 1790. A ce moment, la Ville de Paris reprit l'Opéra dans ses attributions, et en confia la direction aux prin- cipaux sujets, aux délégués des chœurs, du chant, de la danse, de l'orchestre, et à des commissaires mu- nicipaux. De ce jour-là, les membres du comité re- trouvèrent toute la douceur et la mansuétude dont ils avaient fait preuve à l'égard de Morel ; ils avaient facilement pressenti qu'il y aurait plus de danger à tergiverser avec des gens comme Henriot, Chaumette, Leroux et Hébert , qu'avec un direc- teur général, un intendant des Menus ou un ministre de la maison du Roi : ils se tinrent cois et filèrent doux.

^s:~- _-.^>-*'*fe ANS le courant de l'année 1 77Q,

K/ trois jeunes gens débutèrent à l'Opéra qui devaient tous trois devenir célèbres dans les fastes du théâtre et qui, durant leur longue carrière, se trouvèrent souvent, soit par hasard, soit de leur volonté, en communauté de succès et d'intérêts. L'un s'appelait Augustin- Athanase Chéron et avait reçu de la nature une admirable voix de basse, étendue, égale, d'un timbre métallique ; il avait en outre une belle taille et une physionomie agréable. Toutes ces qualités réunies lui firent obtenir un ordre de début sans qu'il eût chanté nulle part auparavant : un jeune homme de moins de vingt ans, si bien doté par la na- ture, ne pouvait qu'être favorablement accueilli par le galant public de l'époque et, de fait, il fut chaudement applaudi dès son entrée en scène.

12

go I. ' O P É R A SECRET AU X V 1 1 1 * SIECLE

L'autre était encore plus jeune : il n'avait que dix- neuf ans. Rousseau avait fait toutes ses études littérai- res et musicales à la maîtrise de la cathédrale de Soissons, sa ville natale, d'où il était sorti à dix-sept ans. Assez bon musicien et doué d'une belle voix de ténor aigu ou haute-contre^ il débuta avec un tel éclat au théâtre de Reims, qu'il fut bientôt signalé aux direc- teurs de l'Opéra : un ordre du ministre le manda à Paris. Le succès qu'il remporta à ses débuts le fit ad- mettre aussitôt comme doublure de Legros, puis, à la retraite de celui-ci, il partagea les premiers rôles avec le célèbre Lainez, tenant de préférence ceux qui, comme Orphée ou Atys, exigeaient un organe assez souple.

Le troisième, âgé de vingt et un ans, s'appelait Fran- çois Lay. dans un village de la vieille Gascogne, élevé au monastère de Guaraison, il avait reçu une instruction musicale assez solide, le jeune Lay, qui s'était destiné d'abord à l'état ecclésiastique, puis à la magistrature, étudiait le droit à Bordeaux quand il reçut l'ordre de se rendre à Paris pour être essayé à l'Opéra : il possédait, en effet, une remarquable voix de ténor grave qui lui avait acquis dans sa province une juste renommée. Il se lit entendre le lo octobre à l'Opéra dans un air de Berton :

Sous les lois de l'hymen Quand l'amour nous engage...

qu'on avait intercalé tout exprès dans le ballet de la Provençale: le public admira sa belle voix et battit des mains. Il fut admis et débuta le 3i du même mois,

ART, ARGENT ET POLITIQUE gi

dans Théophile de l'acte de Théodore, de l'ope'ra de Floquet : l' Union de l'Amour et des Arts. Cette seconde apparition confirma le succès du jeune Lays (et non plus Lay) : sitôt admis à l'Opéra, il avait prudemment ajouté une lettre à son nom pour éviter de trop faciles plaisanteries.

Ces trois débutants avaient bientôt rempli toutes les espérances qu'on avait fondées sur leurs heureuses dis- positions naturelles, et ils étaient rapidement montés dans l'estime du public, qui leur témoignait une grande sympathie ; mais à mesure que leur crédit augmentait, leur amour-propre grandissait d'autant : ils étaient à peine depuis un an à l'Opéra qu'ils se faisaient déjà remarquer par leur mauvaise tète et leurs caprices de parvenus. Un malheur terrible allait bientôt mettre en lumière leur orgueil et leur égoïsme.

Le 8 juin 1781, un effroyable incendie , dans lequel périrent près de trente personnes , détruisit le théâtre du Palais-Royal , affecté à l'Opéra. Le roi décida sur- le-champ que ce désastre ne devait pas interrompre les représentations; mais découvrir une salle conve- nable ^ Lors de l'incendie de 1763, l'Opéra avait trouvé asile dans la salle des Tuileries, mais aujour- d'hui cette salle servait de refuge à la Comédie-Fran- çaise, laquelle avait abandonné son théâtre qui menaçait ruine et attendait que la salle de l'Odéon , bâtie sur le terrain de l'hôtel de Condé, fut terminée. Quelque hâte que mît de son côté l'architecte Lenoir à cons- truire la salle de la Porte-Saint-Martin, l'Opéra ne pouvait chômer jusque-là, et il dut se réfugier dans la petite salle des Menus-Plaisirs du Roi, rue Bergère,

92 l'opéra secret au WIII' SIE_CLE

l'on ne pouvait représenter que de tout petits ou- vrages, sans aucun luxe de décors ni de mise en scène.

irfallut encore un assez long temps pour aménager cette salle, et ses nouveaux hôtes n'en purent prendre possession que le 14 août. Dès le lendemain du désas- tre , les artistes de l'Opéra avaient bien reçu à la fois l'ordre de ne pas s'éloigner de Paris et l'assurance que leurs appointements seraient intégralement payés, mais nos trois ambitieux auraient cru déroger en chantant dans cette salle miniscule et pensèrent d'autre part qu'ils tireraient meilleur parti de leur talent à l'étranger. Ils résolurent de fuir, et Rousseau se sauva le premier.

M. de la Ferté instruisit aussitôt le ministre de cette désertion. « J'ignore, lui écrit-il le 26 juillet, si vous avez vu les sieur Lais et Chéron , mais tout le monde assure qu'ils sont fort sollicités pour aller aussi à Bruxelles, et qu'ils en ont fort envie ; je crois qu'il seroit prudent de les faire surveiller sans qu'ils s'en doutas- sent, car si l'on les perdoit , je ne sçai ce que l'on deviendroit ; je pense, et plusieurs personnes sont de mon avis, que jusqu'à ce que le théâtre soit ouvert, il faudroit leur promettre une gratification extraordi- naire , qui leur remplaçât les feux dont ils sont privés depuis la clôture du théâtre; je sens bien, monsei- gneur, que tout cela fait des augmentations de dépen- ses ; mais encore vaut-il mieux dépenser quelque chose de plus que de tout perdre ; je cro's aussi qu'il faudroit tout tenter pour avoir de gré ou de force le sieur Rousseau qui est à Bruxelles. * »

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 640. Toutes les pièces ayant trait à cette affaire sont dans le même registre.

ART, ARGENT ET POLITIQUE 9:)

La conduite de ces trois artistes était d'autant plus blâ- mable qu'elle pouvait compromettre gravement les inté- rètsdu théâtre et de leurs camarades. Le fait qu'on était en retard pour les payer ne pouvait les excuser : pareil re- tard était presque naturel au milieu de tels embarras, et M. de la Ferté faisait toute diligence pour les sol- der. Dans cette même lettre du 26, il priait instam- ment le ministre de ne pas perdre un instant pour obtenir du ministre des finances le règlement des appointements du mois de juin et exprimait la crainte que « si Laïs, Chéron et plusieurs autres qui devroient avoir reçu leur mois de juin il y a plus de quinze jours et qui n'ont que cela pour vivre , essuyoient encore quelques retards, il seroit à craindre qu'ils ne s'en allassent encore plus promptement. »

Nouvelle alerte le lendemain 27. Dauvergne a décou- vert de nouvelles intrigues et en avertit directement le ministre. « Je viens d'apprendre que le sieur Rous- seau, haute-contre de l'Opéra , qui a disparu depuis quinze jours, est à Bruxelles. Je l'ai appris par une lettre, qu'en a reçu le sieur Lays, pour l'engager à aller le joindre ; il n'y a pas à douter qu'il en a écrit autant au sieur Chéron, quoique ce dernier n'en ait encore rien dit ; vous voyez, monseigneur, combien il seroit essentiel que l'on piit faire revenir ce jeune homme pour faire un exemple qui contînt les autres sujets de son âge, qui, ne voyant que les avantages momentanés qu'on leur propose, pourraient s'évader d'un moment à l'autre. «

Le ministre céda aux avis concordants de Dauvergne et de La Ferté, et dès le lendemain 28, il écrivit quatre

94 l'opéra secret au xviii» siècle

lettres: l'une, au comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, lui annonçant la fuite de Rousseau, et le priant de faire requérir par le comte d'Adhé- mar, notre représentant à Bruxelles, la faculté d'arrêter le fugitif; l'autre, au comte d'Adhémar, pour le prier de s'assurer si Rousseau ne serait pas engagé au théâtre de Bruxelles, et de s'enquérir, dans ce cas, s'il serait possible de le faire dégager, et par quels arran- gements on pourrait y parvenir ; la troisième, au lieutenant-général de police Lenoir, lui mandant de faire surveiller de très-près, sans qu'ils s'en doutent, les sieurs Laïs et Chéron, et de les arrêter sur-le- champ dès qu'il serait assuré qu'ils se disposent à quitter Paris; la quatrième enfin, à M. de la Ferté, lui annonçant toutes les mesures qu'il vient de pren- dre, par surcroit de précaution, pense-t-il, et quoi que lui-même ait vu la semaine précédente Lays et Chéron, et qu'ils l'aient bien assuré qu'ils ne songeaient aucu- nement à s'en aller.

Au reçu de la lettre ministérielle , Lenoir avait chargé un inspecteur de police, Quidor, bien connu des artistes pour la façon pleine d'urbanité dont il rem- plissait son dur ministère, de se rendre aussitôt auprès de Dauvergne pour apprendre de lui les adresses des deux chanteurs qu'il devait surveiller et tous les ren- seignements nécessaires. Le 3o juillet, Lenoir annon- çait au ministre que ses ordres étaient exécutés et les filets tendus autour des deux artistes. Ceux-ci, d'ail- leurs se tenaient sur leurs gardes et ne firent pas mine de vouloir s'échapper durant plus de quinze jours. La patience échappa enfin à Lays, qui prépara son départ

ART, ARGENT F, T POLITIQUE 9^

dans le plus grand secret ; mais la police de Dauvergne était bien faite, et celui-ci eut aussitôt vent de l'afiFaire. Il écrivit en toute hâte au ministre, le 17 août ;

Monseigneur, j'ai eu avis à neuf heures du matin que le sieur Lays faisoit ses dispositions pour partir pour Bruxelles ; j'ai été dans l'instant chez l'inspecteur de police chargé de vos ordres pour surveiller les sieurs Chéron et Lays, il a fait observer ce dernier et a sçu qu'il avait envoyé sa maie au bureau de la diligence de Valenciennes ; il s'y est transporté et a arrêté la dite maie pour rester au bureau jusqu'à nouvel ordre : j'ai rendu compte de tout à M. de La Ferté, qui m'a chargé de vous envoyer un exprès pour que vous fas- siés parv^enir vos ordres relativement à cette circons- tance. Son avis est que le sieur Lays, attendu la preuve qu'on a du dessein qu'il avoit de s'évader, soit mis en prison ce soir jusqu'à ce que vous en ordonniés autre- ment : j'attendrai vos ordres pour les faire passer à l'inspecteur à qui je donnerai rendez-vous chez moi, oia vous voudrés bien avoir la bonté de les envoyer à M. le Lieutenant-Général de Police. Je suis avec un très-profond respect, etc.

A onze heures et demie du soir arrivait du ministère l'ordre d'enfermer le fugitif, et dans la nuit même, Quidor s'assurait de Lays et le menait au For-l'É- vêque. Cependant, la direction de l'Opéra, se rappe- lant le jugement porté par Gluck sur son dernier ouvrage : « Il ne peut y avoir de trop grand théâtre pour Iphigénie en Aiilide, ni de trop petit pour Écho et Narcisse, » se préparait à reprendre cet opéra aux Menus-Plaisirs; mais on avait besoin de Lays pour chanter le rôle de Cynire, joué auparavant par Legros:

96 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE

on décida donc de le faire sortir de prison pour le seul temps de la représentation. Cette brillante reprise eut lieu le 3i août, et Lays se distingua tellement par son chant et son jeu, qu'on oublia aussitôt tous ses torts * : il n'était pas resté plus de deux jours en prison. Mais pour recouvrer sa liberté, en raison du besoin qu'on avait de lui, il avait signer l'acte suivant, que Lenoir transmit au ministre en lui annonçant la mise en liberté du prisonnier.

SOUMISSION

Je soussigné, François Lays, acteur de l'Académie royale de musique, promet et m'engage sous parole d'honneur de ne point sortir de Paris sans une per- mission expresse du ministre et jusqu'à l'expiration de mon engagement.

A Paris, le 20 aoust 1781.

LAYS **.

Des trois coupables, l'un n'ayant pas été pris sur le fait, n'avait pu être puni; l'autre venait de reconquérir sa liberté par son talent; Rousseau seul était arrivé à bon port à Bruxelles, d'oîi il bravait les foudres du ministre. Le comité de l'Opéra se désolait de la perte de cet excellent sujet et harcelait Amelot pour qu'il le fît ressaisir. Il émettait encore ce vœu dans la séance du 20 août, sans savoir que depuis un mois le ministre

attendait une réponse de Bruxelles. « Il seroit bien

essentiel que le ministre fît l'impossible pour faire

* Mémoire! secrets, 8 septembre 1781.

** Archives de l'Opéra. Registres des Menus-Plaisirs.

A RT. ARGENT ET POLITIQUE 07

revenir le sieur Rousseau de Bruxelles, d'autant que cette ville est le seul azile pour les sujets de l'Opéra, et la seule ils puissent exercer leurs talents ; si par des causes inconnues on ne pouvoit pas ravoir les sujets qui yroient se réfugier dans cette ville, il y au- roit à craindre que cela ne dévastât l'Opéra des jeunes sujets à qui on feroit un sort considérable à Bruxelles avant même qu'ils n'eussent un talent décidé : c'est au ministre à juger ces observations. »

Le lendemain , le ministre recevait de Sénac de Meilhan, intendant de la province du Hainaut, rési- dant à Valenciennes, une relation très complète des précautions qu'on avait prises en pure perte pour arrê- ter Rousseau. Celui-ci était en sûreté à Bruxelles depuis un mois que la garnison de Valenciennes le guettait encore au passage.

Monseigneur,

J'ai reçu la lettre dont vous m'avez honoré le 17 du mois dernier, à laquelle étoient joints des ordres du Roi pour faire arrêter et constituer prisonnier le nommé Rousseau , acteur chantant de l'Académie royale de musique, qui avoit pris la fuite et que l'on croyoit devoir passer par Valenciennes, pour aller en Allemagne.

A la réception de ces ordres, je les fis remettre sur le champ, avec plusieurs copies du signalement du sieur Rousseau, au Prévôt général de la maréchaussée de Valenciennes, lequel en fit tout de suite part au Lieu- tenant du Roi de cette ville, à qui il remit plusieurs copies du dit signalement : ce commandant fit dis- tribuer, sans perte de tems, ces copies à tous les consi- gnes des portes de Valenciennes, avec ordre de faire

i3

q8 I. OPÉRA SECRET AU XVIU' SIECLE

descendre, soit à l'entrée soit à la sortie, tout voyageur en voiture quelconque, pour pouvoir signaler tout entrant et tout sortant.

Le Prévôt général, qui avoit pareillement remis des copies dudit signalement aux officiers et cavaliers de la maréchaussée de la Résidence de Valenciennes, en leur promettant une récompense, s'ils parvenoient à arrêter le dit Rousseau, vient de me rapporter les ordres du Roi en m'assurant qu'il avoit fait tout ce qui avoit pu dépendre de lui, et pris les mesures les plus exactes pour parvenir à s'assurer de la personne du dit sieur Rousseau, et qu'il étoit certain qu'il n' avoit point passé par Valenciennes; en conséquence j'ai l'honneur de vous renvoyer les dits ordres du Roi.

Si l'on n'avait pas rattrapé Rousseau, ce n'était certes pas faute de signalements.

Pour comble de disgrâce, le ministre de la Maison du roi recevait le même jour de son collègue aux Affaires étrangères la nouvelle que leur démarche diplomatique à Bruxelles avait complètement échoué. Voici ce que le comte de Vergennes écrivait à Amelot le 2 1 août :

J'ai l'honneur, Monseigneur, de vous envoyer la réponse du Gouvernement général des Pays-Bas Au- trichiens au mémoire présenté par le sieur de la Grèze, chargé des affaires du Roi à Bruxelles en l'absence de M. le comte d'Adhémar, pour requérir l'arrêt du nommé Rousseau, haute-contre de l'Opéra de Paris, au sujet duquel vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 28 juillet dernier. Vous verrez par cette réponse, monseigneur, que le Gouvernement des Pays-Bas ne trouve dans le cas dont il s'agit que la matière d'une action privée à la charge de Rousseau, contre lequel la

ART. ARGENT ET POLITIQUE 99

direction de l'Opéra seroit obligée de se pourvoir en justice réglée.

Le Gouvernement de Bruxelles allègue à ce sujet l'exemple des deux acteurs qui, en 1777, avoient aban- donné le théâtre de cette ville et contre lesquels le directeur de spectacle fut réduit à plaider ; il s'agit des sieurs d'Azincour et Beauval qui, après avoir contracté des engagements pour le spectacle de Bruxelles, s'atta- chèrent ensuite à ceux de Paris ; j'eus l'honneur de vous en écrire le 12 may 1777. Par vôtre réponse du 24, vous jugeâtes mal fondée la réclamation du directeur de Bruxelles contre l'acteur Beauval, comme M. le maréchal de Duras avoit de son côté rejette la réclama- tion contre d'Azincour. Il paroit que le Gouvernement des Païs-Bas s'autorise de cet exemple pour refuser d'employer la voie de l'autorité contre Rousseau ; mais outre que les circonstances de l'affaire étoient très différentes, nous pourrions objecter que, de même que le Roi étoit alors en droit de retenir des sujets nés dans ses états et jugés nécessaires au service des spec- tacles de la capitale , sa Majesté peut aussi réclamer un de ses sujets qui a furtivement quitté ces spectacles pour aller s'engager à celui de Bruxelles. Malgré cela je prévois, monseigneur, beaucoup de difficultés à obtenir de l'autorité du Gouvernement des Païs-Bas l'arrêt et l'extradition de Rousseau. Il est engagé dans la troupe de Bruxelles à raison de 36o francs par mois pour le restant de l'année théâtrale. Vous trouvères dans le bureau de la direction de l'Opéra beaucoup d'exemples de sujets qui, ayant quitté ce spectacle sans permission pour passer en pais étrangers, ont été vai- nement réclamés, tels que le sieur Petit et la demoi- selle Villebon à Bruxelles, les sieurs Vestris en Pologne, d'Auberval en Angleterre, Lefebvre en Russie, et d'autres qu'on pourra vous citer.

Après ces exemples, monseigneur, vous jugerés

100 l'opéra secret au XVIII* SIÈCLE

peut-être qu'au lieu de nous exposer à compromettre en vain le nom du Roi pour de semblables objets, il seroit plus convenable d'employer d'autres moyens soit pour empêcher les sujets utiles aux spectacles de les quitter, soit pour les rappeller après leur abandon. Au surplus, lorsque vous aurés bien voulu vous faire ren- dre compte de ces observations en général et particu- lièrement de la pièce cy-jointe, je vous serai très obligé de m'informer de vos dispositions en conséquence.

Réponse au mémoire remis par M. de la Grè^e, le 2 aoiist ij8 1 .

Le Gouvernement général a toujours saisi avec em- pressement les occasions il pouvoit se prêter à des démarches dictées par le système de complaisance ; mais la demande sur laquelle porte le mémoire de M. de la Grèze tend à des dispositions qui dépendent uniquement du ministère de la justice et non de l'auto- rité du Gouvernement.

On ne trouve en effet dans le cas du nommé Rous- seau dont il s'agit que la matière d'une action privée que la direction de l'Opéra de Paris peut avoir à la charge de Rousseau, et c'est ainsy à elle à l'attaquer, si elle croit en avoir matière, par devant son juge compétent qui rendra certainement bonne et prompte justice sur* ses conclusions, après avoir entendu la partie intéressée.

C'est sur ce pied aussi que la Cour de France a en- visagé un cas de pareille nature arrivé en 1777, et il s'agissait de deux acteurs qui avoient abandonné le théâtre de Bruxelles. La direction du spectacle de Bruxelles a également été réduite à la ressource de plaider, comme il se voit d'une lettre écrite à M. le comte de Mercy-Argenteau par M. le comte de Ver- gennes le 26 mai 1777.

Le Gouvernement général a donc lieu de se pro-

ART, ARGENT ET POLITIQUE lOI

mettre que la Cour de Versailles reconnaîtra qu'il ne sauroit employer les voies de l'autorité' pour remplir l'objet du mémoire de M. de la Grèze et que c'est une affaire qui, par sa nature et ses circonstances, est du ressort de la justice.

Fait à Bruxelles, le ii aoust 1781.

Il faut reconnaître que la diplomatie française avait fait un véritable pas de clerc.

Les prétentions et distinctions soulevées par le comte de Vergenjies étaient tout à fait insoutenables. Lui- même le reconnaît de bonne grâce et ne semble les présenter à Amelot que pour masquer un peu leur défaite. Amelot le comprit ainsi, et crut prudent de ne pas se faire battre une seconde fois sur le terrain judi- ciaire après avoir été vaincu sur le terrain diploma- tique. Il prit le parti le plus sage , qui était d'attendre que Rousseau consentît de lui-même à venir reprendre son service à Paris. La première chose à faire était de l'assurer de l'impunité la plus complète : ce qu'on fit. Mais il en coûta encore une somme assez ronde pour rapatrier le ténor fugitif ; car il fallut payer un dédit considérable au directeur de Bruxelles, ainsi qu'il res- sort de cette note de l'État de la dépense extraordi- naire de l'année 1781-82 : « Comme il n'a pas été porté en dépense sur le compte de 1781 à 82 la somme de 1,200 livres qui ont été remboursées à M. de Vougny pour le retour de M. Rousseau de Bruxelles, il seroit nécessaire de la porter sur cet objet. Cy : i ,200 livres.* »

* Archives nationales. Ancien régime. O i. 654.

I02 LOPERA SECRET AU XVIII* SIECLE

De cette façon les trois amis se retrouvèrent réunis, à la fin de l'anne'e , dans la troupe de l'Opéra , et reprirent de plus belle le cours de leurs succès : leur talent eut bien vite effacé dans la mémoire du public le souvenir de leur folle équipée. Si bien qu'on les sur- veillât, on n'était jamais sûr de les tenir longtemps, malgré leurs protestations verbales et leurs soumissions signées; aussi avait-on toujours l'œil sur eux. « Le Comité a appris avec douleur que MM. Lays, Rousseau et Chéron étoient surchargés de dettes ; il craint que l'embarras ils se trouvent ne les détermine à une fuite inopinée ; le ministre est en conséquence supplié de faire surveiller ces sujets, qui sont précieux à l'Aca- démie. * » Ces trois indisciplinés n'avaient rien dimi- nué de leurs prétentions artistiques et pécuniaires. Il semblait même qu'on les eût desservis en les retenant à Paris et qu'on dût les dédommager de cette perte ima- ginaire. Leurs récriminations et leurs réclamations ne laissaient pas de trêve au directeur, leurs exigences dépassaient toute mesure : ils ne cessaient de se plain- dre de leur maigre traitement et de maugréer contre l'Administration. La fortune semblait même les pous- ser dans cette mauvaise voie par la constance qu'elle mettait à les favoriser.

Le retour de Dauvergne à l'Opéra en lySS exaspéra les artistes, ces trois-là surtout, qu'on avait écartés du comité. De plus , ils étaient singulièrement irrités par l'application de l'arrêt rendu par le roi en son conseil

* Archives do l'Opéra. Registres âcs Menus-'Plaisirs. Compte que le comité rend au ministre de ce qui s'est passé en son assemblée du 15 novembre 1781, tenue chez M. de !a Ferté et en sa présence.

ART. ARGENT ET POLITIQUF; I o3

(i janvier 1784), établissant un maximum pour les dif- férents traitements et supprimant les feux ; eux-mêmes avaient pourtant beaucoup contribué à ce change- ment et y avaient applaudi naguère. Bien qu'ils ne fussent que remplaçants, on leur avait, à Pâques 1785, attribué le traitement de premiers sujets, à seule fin de les apaiser un peu ; mais ils ne montrèrent aucune satis- faction de cette générosité et continuèrent de se plaindre à tout propos, disant qu'ils étaient humiliés quand ils se comparaient aux artistes des Comédies française et italienne , et qu'ils ne pouvaient voir de sang-froid la part de ceux-ci monter parfois jusqu'à trente mille francs, alors qu'eux-mêmes, sujets du premier théâtre de l'Europe, gagnaient beaucoup moins. Ils se lassè- rent enfin de crier et voulurent agir. A l'approche de Pâques 1786, leur mauvais vouloir prit peu à peu des proportions inattendues et se traduisit par des refus de service réitérés.

Ils trouvaient continuellement de faux prétextes pour ne pas chanter et ne semblaient occupés que des moyens de compromettre les intérêts du théâtre. Depuis la rentrée de Pâques 1785, leur hostilité ouverte avait mis bien souvent le directeur dans l'embarras. Chéron avait pris prétexte d'une indisposition pour ne plus paraître au théâtre, et Lays, avait refusé quantité de fois de chanter son rôle dans la Caravane. Ces dif- ficultés forçaient à tout moment le directeur de subs- tituer des pièces usées à des ouvrages qui attiraient la foule, et il en résultait une diminution notable dans les recettes. Récemment encore, bien qu'on les eût préve- nus à l'avance que le roi, la reine, l'archiduc et l'ar-

104 LOPÉRA SECRET AU XVIIl' SIECLE

chiduchesse honoreraient peut-être le spectacle de leur présence, Rousseau et Lays avaient résisté à toutes les instances qu'on leur faisait de chanter dans la Ca- ravane du Caire : ils s'étaient trouvés enrhumés de concert. Rousseau avait ajouté qu'il se ménageait pour remplacer le lendemain Lainez dans l'Admète d'Alceste, si celui-ci venait à être indisposé. Cette hypothèse in- vraisemblable se réalisa pourtant, mais Rousseau refusa encore de chanter, sous prétexte que son mal de gorge avait augmenté, si bien qu'on avait avoir recours à Lainez, qui, très-fatigué et très-enroué, se força pour chanter, au risque de voir ses forces le trahir et sa voix se briser.

Cet état de luttes intestines ne pouvait durer, et la direction avait pris le parti d'adresser au ministre une notice anonyme tous ces griefs se trouvaient expo- sés au long, et oîi elle exprimait à la fin l'avis qu'il serait plus avantageux pour l'Opéra de congédier ces trois SU) ets rebelles, dont la mauvaise volonté démontrée était d'un très-dangereux exemple , et qu'il valait mieux les perdre tout à fait que de laisser le théâtre dans la continuelle inquiétude de savoir s'ils vou- dront bien jouer ou non. a Leur absence, du moins, laisseroit la liberté d'offrir avec plus de confiance au public de nouveaux sujets auxquels il s'accoutume- roit, et qui dédommageroient, par une conduite plus régulière, de la perte qu'on auroit faite, et qui seroit bientôt réparée par l'expérience que ces nouveaux acteurs acquerroient journellement *. »

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 626. C'est dans ce carton que Si trouvent toutes les pièces de cet incident.

ART, ARGENT ET P O I, I T 1 Q U K Io5

Par malheur, ces artistes rebelles avaient des protec- teurs en haut lieu, ainsi qu'il appert par la lettre suivante que Dauvergne adressait à La Ferte' le 6 mars au matin :

Comme je ne doute nullement que votre intention ne soit que cette année-cy s'achève sans fermer la porte de l'Opéra, il faut vous rendre compte de tout ce que j'ai presque vu et apperçu hier : voici de quoi il est question.

M. le comte d'Ossun est venu me dire que la Reine désiroit avoir à son concert de samedi prochain, 1 1 de ce mois, les sieurs Lays, Rousseau et Chéron; je lai ai observé que ce dernier étoit chargé du rôle de Calchas dans Ylphigénie que l'on donnoit pour la capitation ce jour-là, et que les deux autres étoient des doubles qui pouvoient devenir nécessaires d'un moment à l'autre; il m'a fait entendre que la Reine compteroit au moins sur les sieurs Lays et Rous- seau, etc.

Vous devés calculer de ce que la scène que pré- pare le ministre à ces trois jeunes gens va produire : ils yront se plaindre à Versailles, par l'entremise et même par la bouche de M . d'Ossun, qui ne me ménagera sûrement pas : ils se plaindront encore à des personnes qui ont besoin d'eux pour leurs ouvrages ; joignes à cecy les comités clandestins qui se tiennent chés le sieur Lasalle. Entin , monsieur, sauf votre meilleur avis, je serois de celui d'attendre la clôture du théâtre pour faire mander ces trois jeunes gens, ainsi que le- sieur Gardel, chés le ministre qui alors leur diroit cfe- qu'il convient...

La Ferté transmit le jour même cette lettre au mi- nistre, avec une note très-pressante de sa main : « Vous verrez, dit-il, combien M. d'Ossun nous met d'entra--

14

lOO L OPERA SECRET AU XVIIl' SIECLE

ves ; il est très-malheureux qu'il s'ingère ainsi de tout. Il n'y auroit qu'un parti à prendre, qui seroit de repré- senter à la reine que l'Opéra ne peut subsister ainsi, surtout si les sujets trouvent les moyens de faire parvenir jusqu'à elle des plaintes aussi injustes que déplacées quand ils ne font pas leur devoir .. » Et d'autre part, il mande à Dauvergne de suspendre jus- qu'à nouvel ordre l'envoi aux trois artistes des lettres les engageant à chanter à la cour.

Les mutins, de leur côté, faisaient de grands efforts pour recruter des alliés parmi leurs camarades ; l'as- semblée générale des sujets copartageants, qui se tenait tous les mois, vint leur fournir une excellente occa- sion pour déblatérer contre l'administration et le directeur, et ils ne s'en firent pas faute. Le pauvre Dauvergne recueillit fidèlement toutes ces attaques, et en composa un Compte rendu des propos indécents te- nus dans la séance de V Académie royale de musique le I"" mars 1786, qu'il adresse en hâte à M. de la Ferté, pour décider le ministre à sévir.

Les sieurs Lays, Rousseau et Chéron ont dit qu'il faudrait que l'on rendît compte à l'assemblée générale des sommes provenantes de l'augmentation des loges à l'année, ainsi que de toutes les sommes perçues au nom de l'Opéra : que les acteurs n'étoient point faits pour employer leurs talents et leurs peines pour soute- nir une école fondée par le Roi, d'où il nétoit sorti au- cun sujet depuis deux ans qu'elle existoit : qu'il en sortoit seulement des batimens pour y jouer l'opéra.

Le sieur Lays a ajouté qu'il ne tenoit à rien dans un pays il n'étoit pas payé selon son mérite ; après quoi ils ont dit tous les trois qu'on les avoit exclus du

ART, ARGENT ET POLITIQUE lO/

comité, d'où ils étoient, parce qu'ils y voyoient trop clair, et qu'à présent il e'toit composé d'aveugles, etc.

Le sieur Gardel l'aîné a étayés tous ces propos en disant que l'on n'avoit pas besoin d'une institution pour avoir des sujets, puisqu'il n'en étoit point sorti depuis deux ans : qu'il n'y avoit pas d'administration, parce que si le comité en étoit une , on lui rendroit un compte général de toutes les redevances de l'Acadé- mie : qu'alors elle demanderoit l'emploi desdites som- mes, etc.

On se permettra seulement d'ajouter à ce compte rendu le caractère des quatre personnages cy-dessus :

Le sieur Lays a le caractère aussi noir que son visage le dénote :

Le sieur Rousseau a de l'esprit et seroit fort bon enfant, quoiqu'avec une tête picarde^ s'il ne fréquen- toit que très-peu le sieur Lays, qui le rend vicieux :

Le sieur Chéron a la tète aussi légère qu'un jeune homme de douze ans, il est fort bon enfant, mais le sieur Lays, et peut-être Rousseau, l'ont menacé sou- vent de lui donner des coups de bâton s'il se désunis- soit d'avec eux.

Tout le monde connoît le sieur Gardel pour un homme très-faible, il détestoit le sieur Lasalle qui avoit voulu le perdre, mais celui-cy, chés qui réside le foyer de la cabale, lui a tant fait de bassesses l'année der- nière qu'il l'a séduit et ramené chés lui, se tiennent les petites assemblées pour tracasser l'administration.

Nommer le sieur Lasalle, c'est tout dire.

Cependant le ministre ne paraissait pas prendre l'ai- faire autant à cœur que Dauvergne l'aurait désiré, et les choses menaçaient de bien traîner en longueur, si les trois artistes n'avaient forcé le ministre à sortir de son ca!me affecté, en rompant eux-mêmes le silence et en

io8 l'opéra secret au XV m' siècli:

formulant leurs prétentions dans une demande en règle. Ils exigeaient qu'on leur accordât à chacun 18,000 livres, au lieu de g, 000, et menaçaient de partir en cas de refus. Ils offraient encore, si l'on ne voulait pas leur accorder un revenu fixe, de se mettre en so- ciété comme les autres Comédies, prétendant que le ré- gime républicain, non-seulement améliorerait leur état, mais aussi soulagerait les finances du roi des sommes qu'il fallait fournir tous les ans pour combler le déficit. Le régime alors adopté pour l'Opéra n'était pas telle- ment différent de celui qu'ils préconisaient, et nous avons vu au chapitre précédent quels beaux résultats avait amenés à l'Opéra le régime républicain durant la défaveur de Dauvergne, de 1782 à 1785. L'on sait aussi quelle augmentation de faveurs et d'émoluments avaient valu aux artistes de l'Opéra les nouvelles idées de progrès et de liberté , mais ces trois chanteurs n'étaient nullement satisfaits, et pensaient qu'à force de solliciter et de menacer, ils obtiendraient du mi- nistre , de guerre lasse , tout ce qu'ils voudraient. Et ils s'étaient ligués pour formuler leurs préten- tions et poser leur ultimatum : c'était une sorte de grève à trois.

Cette fois , le ministre demanda à La Ferté de lui fournir les éléments d'une réponse péremptoire. La Ferté se retourna vers Dauvergne qui lui écrivit le jour même (jeudi 9 mars) deux lettres très détaillées. Dans la première, datée de deux heures, il lui propo- sait des mesures de rigueur et assurait que, s'il avait entière autorité à l'Opéra, il n'hésiterait pas à signifier à ces trois artistes leur congé pour Pâques 1787, en

ART. ARGENT ET POLITIQUE I OQ

exigeant qu'ils fissent jusque-là un service très régulier, qu'à dater de cette époque ils auraient leur congé avec défense d'exercer leurs talents dans aucun théâtre ou concert du royaume, et qu'enfin il leur ferait retenir durant cette dernière année, à raison de tant par mois, tous les emprunts qu'ils auraient pu faire précédem- ment à la caisse. « Voilà, tout bien calculé, ajoutait-il, ce que mériteroient ces trois messieurs qui pendant leur dernière année feroient des réflections qui leur feroient sentir leur sottise. »

Voici la teneur de sa seconde lettre :

J'ai l'honneur de vous envoyer cy-joint l'état de la quantité de fois qu'ont chanté les sieurs Chéron, Lays et Rousseau.

J'ai appris hier à neuf heures du soir que ces trois jeunes gens vous ont écrit pour vous faire des demandes sans exemples; je me doutois bien que l'explosion de la sédition auroit son effet, mais je croyois du moins que leur conseil les auroit engagé à différer à manifester leur mauvaise volonté jusqu'après la clôture. Vous voyés, monsieur, que ceci est le résultat des propos indécents qui ont été tenus dans la dernière assemblée générale.

Je charge M. Francœur de vous communiquer une lettre du sieur Rousseau, qui se sent bien la force d'aller faire quatre lieues et chanter peut-être pendant trois heures chés M. le comte d'Ossun, et qui prétend que son médecin lui deflfend de chanter le rôle d'Achille dans le cas le sieur Lainez ne pourroit pas chanter samedi; en vérité cela seroit trop choquant si ce concert n'étoit pas pour la Reine : je me tais parce que j'aurois trop de choses à dire qu'il faut taire.

j'ai pris hier au soir une boisson pour mon rhume, qui m'a fait beaucoup de bien : j'espère d'ici à deux

L OPERA SECRET AU XVIII' SIECLE

jours être en état d'aller vous assurer moi-même du respectueux attachement avec lequel je suis, etc.

Relevé du nombre de fois qu'ont chanté depuis le mois d'avril iy85 jusqu'au 7 mars lySG :

MOIS

M. Chéron

M. Lays

M. Rousseau

Avril

Mai

13

12

9 9 6

8 8 2

x

4

9 6 8 6

Juillet

Aoust

Septembre

Novembre

Décembre

Février

Mars , . . . .

Total. . . .

S

I

75 fois.

27 fois.

45 fois.

Le lendemain, Dauvergne adressait encore au surin- tendant des Menus une nouvelle lettre, il chargeait à plaisir Lays et Rousseau, qu'il juge avec trop de de'faveur, mais il atte'nue au contraire les torts de Chéron, et vante beaucoup le zèle et le bon esprit de Lainez, qui avait tenu bon contre toutes les tentatives de ses camarades. Ce dernier devait donner plus tard l'exemple de l'indiscipline et du mauvais vouloir *.

* Dauvergne avait déjà touché deux mots de cela dans sa lettre de la veille (2 heures), en disant que Lainez chanterait deux soirs de suite Adméte et Achille : 1 Cela est très louable, ajoutait-il, et mérite des éloges : il en mérite

AKT, ARGENT ET POI, ITIQUK III

J'ai appris en détail, dit Dauvergne, les vives sol- licitations que ces trois jeunes gens ont faites au sieur Lainez depuis quinze jours pour l'engager à se lier à leur complot; il les a très mal reçus et leur a fait des remontrances, il a même avoué qu'il n'y avoit que les sieurs Lays et Rousseau acharnés à le persécuter, que le sieur Chéron lui avoit paru, par ses propos et par son air, fort peu content de ce projet; que la seule crainte d'être maltraité, par les deux autres, l'avoit forcé de se lier avec eux; cet homme, quoiqu'avec une tête légère, sent bien qu'il est le seul des trois qui soit fait, par son physique et la nature de sa voix, pour parvenir un jour, en travaillant, à remplacer le sieur Larrivée, car pour le sieur Lays il ne sera jamais qu'un chanteur de con- certs, et pour jouer quelques rôles de caricatures : pour le sieur Rousseau, il a une assés jolie voix, chante assés bien une ariette, mais il ne sera jamais qu'un acteur au-dessous du médiocre, etc.

A Taide de ces renseignements, M. de la Ferté com- posa un rapport très-sévère, et dont la rédaction dut lui coûter assez de peine, à en juger par les nombreuses ratures dont il a surchargé son brouillon. II adressa cette pièce au ministre, mais conseillé sans doute par Dauvergne, qui voulait que la répression fût éclatante, il eut aussi l'idée de faire publier ce document dans une feuille publique, et il choisit les Affiches de Paris.

Mais ce procédé ne laissait pas d'inquiéter un peu le directeur du journal, l'abbé Aubert, qui redoutait sans doute l'éclat qui en pourrait résulter. Cette crainte assez

encore plus de s'être refusé constamment de s'associer au complot des sieurs Lays, Rousseau et Chéron; je parierois ma tète que si, vous, monsieur, ou le ministre, iaisiés venir le sieur Chéron seul chés vous, il diroit qu'il a été forcé, par les menaces des deux autres, de se lier avec eux malgré lui. "

112 L OPERA SECRET AU XVUl' SIECLE

vive perce sous le ton obséquieux d'une note non si- gnée adressée à La Ferté et jointe au projet d'article.

L'article, tel que M. de Watteville aura l'honneur de le remettre à M. de La Ferté, pourroit entrer dans un supplément aux Affiches, que je ferois faire exprès et il produiroit plus d'effet qu'ailleurs.

Je ne vois pas du tout je pourrois le placer, pour qu'il parût promptement et qu'il désabusât principale- ment la capitale.

Mais en offrant de le mettre dans les Affiches, je prie M. de La Ferté : rde me procurer l'attache de M. le baron de Breteuil ; 2" de ne pas exiger, à moins que le ministre ne l'ordonne absolument, que les trois acteurs soient nommés. Je ne veux pas m'exposer aux clabau- deries de ces messieurs. Tout Paris sait leur histoire; et on les reconnaîtra de reste.

C'est pour obliger M. de La Ferté, pour faire ma cour au ministre, à qui il croit que cet article fera plaisir, et pour soutenir le ton de la vérité qui caractérise les Affiches que je consentirois à publier cet article , pourvu que j'y fusse réellement autorisé. M. de Wat- teville, que je charge de tous mes respects pour M. de La Ferté, lui dira le reste.

Le « reste » était peut-être qu'il serait sage de ne rien publier. Voici d'ailleurs le projet d'article tel que Watteville le porta à M. de la Ferté. Les deux pre- miers paragraphes avaient été rédigés par le directeur de façon à expliquer un peu cette singulière philippique. La suite est une copie exacte du rapport de La Ferté.

Le courage avec lequel , de notre propre mouve- ment, et pour l'honneur seul de la vérité, nous ne cessons de nous récrier contre de faux principes, de fausses lumières et de vaines prétentions, qu'on s'efforce

ART, ARGENT ET POLITIQUE Il3

aujourd'hui d'accréditer et qui ne trouvent que peu de partisans dans la société, nous a plus d'une fois procuré l'avantage de voir l'administration se servir utilement de nos feuilles, pour présenter les choses sous leur vrai point de vue, et pour porter l'évidence dans les discus- sions qui intéressent essentiellement les plaisirs du public. C'est alors d'après des pièces authentiques, des faits avérés, des raisonnements invincibles, que nous élevons la voix, et le public, qui ne désire que d'être éclairé, revenant bientôt de ses préventions, nous sait gré de les avoir détruites. Il en sera ainsi (nous sommes du moins fondé à le croire) de l'examen que nous allons faire des motifs qu'allèguent, pour demander leur retraite, trois sujets de l'Opéra, véritablement recommandables par leurs talens, mais qui paroissent avoir mal calculé avec eux-mêmes.

On se rappellera qu'en annonçant, dans notre feuille du 24 janvier 1784, l'arrêt du conseil du 3, dont toutes les dispositions, disions-nous, tendoient à donner à ce spectacle un nouveau degré de perfection, nous obser- vâmes qu'il augmentait le sort actuel de tous ceux qui en sont l'ornement et qu'il leur en assuroit un honnête pour l'avenir; sur quoi nous ajoutâmes qu'il y avoit lieu de se persuader que ces nouvelles grâces accordées aux acteurs, actrices, danseurs et danseuses, les fe- roient redoubler de zèle et de travail pour répondre dignement aux vues de Sa Majesté; et qu'animés par la reconnoissance et par l'envie de plaire à leurs con- citoyens, on ne les verroit plus si fréquemment deman- der à porter chez l'étranger des talens dont ils doivent compte à un monarque qui sait si bien les récompen- ser. D'aussi justes espérances ont malheureusement été trompées, et cependant on a encore donné depuis, à ces grâces, une extension qui sembloit devoir pleinement contenter ceux à l'égard desquels elle a eu lieu.

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114 f/oPÉRA SECRET AU X V 1 I I <• SIECLE

Suit le rapport de La Ferté que nous allons analyser. Les trois acteurs qui demandent aujourd'hui à se retirer, avaient obtenu, à Pâques lySS, le traitement des premiers sujets (9,000 fr.), bien qu'ils n'eussent que le titre de remplaçants. Loin d'exciter leur zèle, cette faveur contraire aux règlements paraît l'avoir attiédi. Durant la dernière année, l'un aura chanté au plus quatre vingts fois, ce qui, à raison de 9,006 francs, fait environ 112 fr. pour chaque représentation ; l'autre n'aura chanté que trente fois, soit 3oo fr. par soirée ; et le troisième cinquante fois, environ 160 fr. par soir. Ces trois acteurs demandent 18,000 fr. fixes pour l'année prochaine, avec assurance d'une pension de 3,000 fr. après quinze ans et une pension de 6,000 fr. de la Cour. Ils se sont, disent-ils, associés pour for- muler cette demande ; ce qui est contraire au bon ordre et à tous les règlements. Ils appuient leur requête sur ce que recevant 9,000 fr. et i,5oo de retraite, ils ne sont pas mieux payés que les acteurs d'il y a dix ans qui touchaient 3, 000 fr. fixes, 2,000 de gratifica- tion et 1,000 de retraite. Les vivres et l'entretien ont doublé, disent-ils, depuis dix ans. « Heureusement pour tout le monde, dit La Ferté, ces objets ne sont pas doublés depuis si peu de temps. » Il est vrai, d'autre part, comme le disent les plaignants, que les parts des acteurs de la Comédie-Française ont parfois monté à 24,000 livres ; mais combien de dettes ont contractées auparavant ces comédiens qui, reçus d'abord à l'essai sur le pied de i 5 à 1,800 fr., sont forcés de se com- poser à leurs frais une très riche garde-robe, qu'il leur faut continuellement renouveler ou compléter. De

ART, ARGENT K T POLITIQUE I I :>

plus, la Comédie ne fournit rien au plus pauvre de ses artistes, ni le feu, ni la lumière de sa loge ; les comé- diens sont de véritables entrepreneurs exposés à des pertes , et plusieurs fois ils ont emprunter pour avoir quelque chose à se partager : enfin ils jouent l'année entière, ne quittent jamais Paris, et n'ont pas, comme les chanteurs, la ressource de chanter au Con- cert-Spirituel (qui rapporte à ceux-ci jusqu'à 1,000 écus) ou dans les concerts particuliers, ou d'obtenir des congés pour aller, soit dans les provinces, soit à l'étranger. Les plaignants ne sauraient non plus s'au- toriser des fortes pensions, que touchent de la Cour Vestris le fils et la Guimard. En effet, le premier n'a que 7,000 fr. à l'Opéra, et pour la seconde, si elle reçoit aussi de la Cour une pension de 4,800 fr., c'est la juste récompense de ses vingt années de services assidus. La Ferté terminait en rappelant les arrêts du roi, qui défendaient à tout sujet sorti de l'Opéra sans motif légitime de chanter sur aucun théâtre ou con- cert du royaume, et en repoussant tout net la demande des trois rebelles.

Cette réponse était de tout point irréfutable, mais il était inutile de la publier. Un tel article, s'il avait paru dans les Affiches, aurait pu causer un vif émoi dans Paris, et le ministre répugnait justement à soumettre au jugement du public la conduite de l'Administration; il estimait que « le plus sûr moyen de ramener ces mauvaises tètes était de mépriser leur cabale, » et, de peur de donner trop d'importance à cette misérable affaire, il refusa absolument de laisser t rien publier days aucun papier public, rien qui eût trait à l'inso-

Ilb L OPERA SECRET AU XYIII* SIECLE

lente prétention de ces artistes. » Telle est la teneur de la lettre qu'il adressa à La Ferté le 2 3 mars.

Ce ménagement dut d'autant plus désappointer Dau- vergne, que la surveille il avait été turlupiné par ses ennemis de la façon la plus drôle. Il faut l'entendre raconter lui-même à La Ferté, dans sa lettre du 2 1 , cette longue série de quiproquos.

J'avais, avant de sortir pour aller chez vous, donné des ordres pour aller chez les sieurs Lays, Rousseau et Chéron , pour l'opéra de ce soir. Le sieur Rousseau, chés qui l'on a été le premier, s'est dit malade d'un étouffement et d'un vomissement, ce qui peut être vrai ; le sieur Chéron a dit qu'il étoit fort incommodé et qu'il ne pouvoit pas chanter: on a été de chés le sieur Lays, qui a demandé à l'avertisseur si les sieurs Chéron et Rousseau chanteroient, il lui a répondu la vérité, le sieur Lays lui a dit : « S'ils avoient chanté, j'aurois chanté pour eux et non pour l'administration; et si l'on me forçoit de chanter aujourd'hui, je ne chanterai pas demain à Versailles le rôle de Panurge.» Lorsqu'on m'a rendu le compte cy-dessus, j'ai com- mencé par arranger l'opéra avec les doubles, après quoi, j'ai renvoyé chez le sieur Chéron, qui m'a fait dire qu'il chanteroit, quoique j'eusse recommandé à l'avertisseur de lui dire la réponse du sieur Lays : j'ai renvoyé de même chés le sieur Lainez, qui m'a fait dire que, quoiqu'il fût très enrhoué, il verroit comment il se trouveroit après son dîner et qu'il feroit tout ce qu'il lui seroit possible, pour peu qu'il se trouva un peu moins mal , qu'il me prioit néanmoins de faire

tenir son double prêt en cas d'événement Je ne

puis pas m'ôter de la tête qu'il y a une cause première et très cachée qui fasse mouvoir ces trois mauvaises têtes.

ART, ARGENT ET POLITIQUE II7

La Ferté adressa immédiatement cette plainte au ministre à qui la patience échappa cette fois, et qui lui répondit dès le surlendemain.

Le prétexte, monsieur, que les sieurs Laïs, Chéron et Rousseau ont allégué pour se dispenser de chanter hier à l'Opéra est d'autant plus mal fondé que la Reine ne veut pas que ces acteurs viennent à son concert de Versailles les jours leur service sera nécessaire à l'Opéra. Vous voudrez donc bien, s'ils refusoient une autre fois de faire leur devoir et qu'ils en alléguassent le même motif, ne point y avoir égard et leur signifier qu'ils aient avant tout à remplir leurs engagemens et leurs obligations à l'Opéra. Je vous renvoie ci-joint la note concernant ces acteurs.

Une colère sourde perce sous la forme modérée mais un peu sèche de cette lettre. Le baron de Breteuil commençait à se lasser des dérangements perpétuels que lui occasionnaient ces trois personnages : il jugea qu'il était temps que cette comédie prît fin. Il les fit mander à Versailles. Ceux-ci s'y rendirent l'esprit joyeux, espérant que leurs menaces avaient produit de l'eiFet, et qu'on allait, pour les retenir à Paris, les cou- vrir d'or et de compliments. Jugez de leur déception quand le baron de Breteuil, les accueillant avec une grande froideur, leur déclara tout net, sans attendre aucune explication, qu'ils devaient rester encore un an plein pour avoir droit à leur retraite ; que, dans ce cas même , ils ne l'obtiendraient qu'à condition de n'en- trer dans aucune troupe, de ne jouer nulle part dans le royaume, et que, s'ils en sortaient pour aller chanter à l'étranger, toutes leurs pensions seraient supprimées sur

1 i8 l'opéra secret au xviîio siècle

l'heure. Pareil langage donna à réfléchir à nos gens, qui se retirèrent l'oreille basse*.

Chéron vint le premier à résipiscence. Lays résista plus longtemps, par la bonne raison qu'on lui offrait un traitement inférieur à celui de son camarade, mais Lasalle, le secrétaire du comité, se mit en frais d'élo- quence et lui représenta que cette différence n'aurait qu'un temps, qu'on la comblerait au besoin par une gratification extraordinaire, etc. Tout cela ne satisfaisait pas l'amour-propre de Lays, qui voulait être traité sur le même pied que Chéron; alors le pauvre Lasalle eut recours à d'autres arguments qu'il avoue ingénu- ment à M. de la Ferté dans sa lettre du 3o juillet. « Je lui ai exposé, dit-il, les dangers que je courrois personnellement parce que j'étois soupçonné d'être l'instigateur de la démarche ridicule qu'il a faite et que dans la circonstance je me trouve, mon état étant ma seule ressource, il serait affreux qu'il me le fit perdre et qu'il ne conservât pas lui-même le sien à l'égard duquel on avait pris des précautions qui assu-

roient infailliblement son service » A force de

paroles et de prières , Lasalle amena Lays à s'en remettre à la justice et à la bonté de M. de la Ferté. '< Je lui ai assuré, écrit-il au surintendant le i"^' août, qu'il n'auroit qu'à s'en louer et qu'il ne devoit imputer

* Lays dut surtout se repentir d'avoir levé ce lièvre. En examinant les comptes qu'on lui avait remis au sujet de ces trois chanteurs, le ministre avait appris que Lays devait à l'Opéra 4,200 livres, qu'il s'était fait avancer peu à peu. Il écrivit alors à M. de la Ferté de lui faire retenir 550 livres par mois jusqu'à parfaite liquidation de cette dette. (Archives nationales. Ancien régime. O i, 634. Lettre du ministre, du 22 avril 178e. Voir aussi les lettres de Dauvergne, des 18 juin et 25 juillet 1786. (O i, 63;.)

ART, ARG ENT KT POI. ITl QUK Iiy

votre indifférence ù son égard qu'à la conduite qu'il avoit tenue. Puissiez-vous être convaincu que la mienne ne s'est jamais démentie sur les intérêts de l'Opéra que j'ai pris et prendrai dans toutes les occa- sions où vous daignerez m'accorder votre confiance. » Le bon apôtre que ce Lasalle ! Il avait une si belle réputation de fourbe et d'intrigant, qu'on pouvait lui attribuer, sans trop risquer de se tromper, tous les désordres qui survenaient à l'Opéra ; mais autant il était habile à nouer des intrigues contre ses supérieurs, autant il était prompt à courber l'échiné pour détour- ner de lui le soupçon par son obséquiosité. Il était très possible qu'il eût incité les trois chanteurs à se liguer contre le pouvoir directorial et ministériel, mais sitôt qu'il jugea la partie perdue, il afficha le plus grand zèle envers La Ferté et imagina, pour rentrer en grâce auprès de lui, le moyen le plus singulier qui soit :

Monsieur, lui écrit-il le 4 août, je crois maintenant pouvoir me flatter que votre prévention sur ma con- duite à l'égard de l'affaire des jeunes gens, n'est plus la même ; si je suis en état de grâce, permettez-moi de vous en demander une, ce seroit d'accepter soit pour votre terre, soit pour l'île Saint-Denys, les Chinois et Chinoises que j'ai été obligé de réformer et qui m'em- barrassent dans un corps de garde dont j'aurai besoin cet hiver.

Ces figures, empreintes de deux couches d'huile grasse bouillante, résisteront à l'air autant que la terre cuite, elles seront même plus propres et plus finies ; vous les ferés ensuite peindre et costumer en telle couleur qu'il vous plaira. Les chariots des Menus pourroient les transporter; si vous me refusés, j'aurai

120 l'opéra secret au XV 111'' SIÈCLE

encore la douleur de penser que vous avés de moi une opinion défavorable, cela me fera beaucoup de peine.

Ses deux camarades ayant capitulé, Rousseau ne pouvait pas ne pas en faire autant. Telle fut la fin de cette prise d'armes. Les rebelles se radoucirent et restèrent à l'Opéra ils continuèrent de charmer le public : Chéron brillant surtout dans Agamemnon à'Iphigénie en Anlide^ le pacha de la Caravane du Caire^ Qrmus de Tarare et Œdipe du chef-d'œuvre de Sacchini ; Rousseau excitant les plus vifs transports dans Orphée ou Renaud ; Lays applaudi de préférence dans les rôles gais de Panurge, que Grétry avait écrit pour lui, du marchand' d'esclaves de la Caravane^ et dans Anacréon, son triomphe. Ils ne quittèrent l'Opéra que contraints par l'âge ou ravis par la mort. Rousseau disparut le premier et mourut d'une maladie de lan- gueur en 1800 : il n'avait pas trente-neuf ans. Deux ans plus tard, Chéron prenait sa retraite et se retirait à Tours, puis à Versailles il mourut en 1829. Quant à Lays, leur aîné de deux ans, il conserva toute la beauté de sa voix jusqu'à un âge très avancé et ne quitta le théâtre qu'en octobre 1822, -après quarante- trois années pleines de service : il vécut encore assez longtemps et mourut en i83i, à soixante-treize ans, dans la maison qu'il s'était fait bâtir sur les bords de la Loire, aux environs d'Angers.

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'ÉTAIT au commencement du mois de septembre 1777. On préparait à l'Opéra VArmide de Gluck et il régnait par tout le théâtre cette animation . cette à-;, fièvre qui précède les grands combats dramatiques, ceux d'où doit découler la gloire d'un artiste, le triomphe d'une idée, la fortune d'un directeur. Et l'ouvrage qu'on allait représenter avant quinze jours était précisément de ceux d'où dépendaient ces trois choses ordinai- rement disjointes, inconciliables même en plus d'un cas et que le génie d'un homme avait su subordonner toutes ensemble à la réussite de son opéra. La répé- tition n'était pas encore commencée , et c'était un remue-ménage indescriptible sur la scène, se cou- doyaient tous les gens qui étaient de la maison ou qui croyaient en être : d'abord les artistes des deux

124 l'opéra secret au XV ni' siècle

sexes, puis les parents de ceux-ci et les protecteurs de celles-là. Les femmes surtout étaient au grand complet, les reines du chant et les étoiles de la danse : Durancy, Bcaumesnil, Rosalie Levasseur, Sophie Arnould, La Guerre, Duplant, Heinel, Peslin, Guimard, Allard, Cécile Asselin, Dorival, les unes s'apprêtant à rou- couler, les autres à tournoyer; d'autres enfin, celles qui ne déclamaient ni ne sautaient, à entendre, à voir et à médire.

L'assemblée était des plus brillantes et des plus bruyantes ; c'était à qui rirait et babillerait le plus fort parmi les demoiselles du ballet ou les dames des chœurs et dans le camp des fillettes du magasin, toutes jeunes beautés à peine écloses qui devaient se faire rapidement un nom dans les fastes de la galanterie. Dans un coin retiré du théâtre se tenait modestement assise une jeune femme à l'aspect souffreteux, au visage fatigué, et dont la tenue presque misérable formait un contraste attristant avec les toilettes fastueuses qui l'entouraient. Si petite qu'elle se fit dans la foule, elle n'avait pu passer inaperçue, et plus d'une souriait de pi- tié en la regardant, lorsqu'une voix moqueuse s'écria : « Ah 1 tiens ! voilà madame la Ressource ! » Et Gluck se retournant : « Vous l'avez bien nommée, dit-il tout haut, car elle sera un jour la ressource de l'Opéra. »

Cette pauvre femme, ainsi raillée par le vice, ainsi défendue par le génie, s'appelait de son nom de guerre madame Saint-Huberty, et si l'auteur d'Orphée avait pressenti en elle une artiste de race en la voyant opi- niâtrement travailler, il était loin de soupçonner, tant s'en faut, quels succès, quels triomphes Paris et la

MADAME SAINT-HUBERTY 12?

France entière re'servaient, avant peu, à cette simple coryphe'e, encore voue'e aux rôles de confidente ou de divinité secondaire. Antoinette-Cccile Clavel était née à Toul, en lySb, d'une famille fort pauvre. Son père l'avait emmenée à Varsovie il vivait misérable- ment de ses appointements de répétiteur dans une troupe d'opéra français au service de l'Electeur palatin. Par bonheur, la petite Clavel rencontra là-bas un bienfaiteur et un maître dévoué dans la personne du chef d'orchestre Lemoine, un compositeur que Paris devait plus tard applaudir.

Au bout de quatre années de travail, Cécile était engagée à Berlin et y remportait quelques succès, mais elle fit la folie d'y épouser un certain chevalier de Croisy, ou Croisilles, spirituel, galant, excellent garçon et enragé joueur. Il perdit. Il fallut tout vendre, linge, vêtements, bijoux. Il se battit en duel. Il fallut fuir Ber- lin en toute hâte. Le ménage fugitif se sauvait vers Paris, mais il dut, faute d'argent, s'arrêter à Strasbourg, et pour vivre M™'= de Croisy se fit recevoir au théâtre de la ville à condition de jouer tous les rôles. Elle faisait depuis trois ans cet ingrat métier, quand, au mois de juin 1777, elle reçut un ordre de début pour l'Aca- démie de musique; et le 23 septembre, elle paraissait a l'Opéra, sous le nom de Saint-Huberty*, dans le

* C'est k véritable orthographe de ce nom de théâtre. Dans la plupart des pièces originales des Archives, rapports du comité, lettres du directeur, du mi- nistre, etc., ce nom est écrit par un i; mais l'actnce l'écrivait par un y. Le pa- raphe qu'elle ajoutai: à sa signature empêche de bien distinguer la dernière lettre, mais, pourtant, c'est plutôt un y, et j'en ai trouve la preuve dans quel- ques pièces elle signe sans paraphe : il faut donc écrire, comme elle, Saint- Huberty.

!26 l'opéra secret au XVIU* SlÈCLt;

petit rôle de Mélisse, d'Armide. On ne fit guère atten- tion à la nouvelle venue au milieu d'un événement aussi important que l'était l'apparition d'un nouvel ouvrage de Gluck. Qu'était-ce que cette modeste débutante auprès de personnes aussi marquantes que celles de Legros, de Larrivée, de Gélin, de Lainez, et surtout de M"«^ Rosalie Levasseur et Durancy, deux actrices de grand talent ? Aussi bien, peu de spectateurs firent attention à la pauvre Mélisse, et l'on déclara tout d'une voix que la débutante p était fort laide, très mauvaise et qu'elle ne pouvait se maintenir longtemps sur la scène tragique. »

C'est avec tous ces désavantages qu'elle entreprit de réussir. Sans amis, sans protecteur, mais fière en sa détresse, et soutenue par l'ambition qui la mordait au cœur, M™^ Saint-Huberty vivait seule en son pauvre logis, situé dans un quartier assez éloigné de l'Opéra, ' rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Du soir au matin, elle travaillait, s'étudiait à corriger ses défauts de nature, ne sortait presque que pour aller tenir au théâtre son modeste emploi. Tant de persévérance ne fut pas perdue : en 1779, elle fut définitivement reçue à l'Opéra, moins encore pour son talent qu'en raison de sa bonne volonté à toute épreuve. L'année suivante enfin (novembre 1780), elle recueillit le prix de ses efforts : elle fut appelée à jouer le rôle d'Angélique du Roland de Piccinni. Personne ne s'attendait à la voir réussir dans un rôle tout plein du brillant souvenir de la Levasseur, et chacun de blâmer à l'avance sa pré- somption. Vaines paroles : cette soirée fut un nou- veau succès pour le compositeur, et pour la cantatrice

MADAME SAI NT-HUBERTY l'^J

un véritable triomphe. « est Saint-Huberty ? demandait Piccinni les yeux mouillés de larmes, est-elle ? Je veux la voir, je veux l'embrasser , la remercier, lui dire que je lui dois ma gloire. » Cette soirée doit compter dans les fastes de l'Opéra : une nouvelle actrice s'était révélée, qui devait faire la gloire de la scène française.

A un mois de là, M""® Saint-Huberty assurait avec Laïs le succès d'un assez pauvre ouvrage de Rochon de Chabannes et Floquet , le Seigneur bienfaisant, elle rendit d'une façon saisissante le désespoir de- là pauvre Lise. Puis viennent le Thésée, de Quinault. remis en musique par Gossec, elle joue Eglé, prin- cesse d'Athènes, et l'Electre, de son maître Lemoine. jouée le 2 juillet 1782, dans laquelle elle reprend le rôle principal faiblement rendu par M"<= Levasseur. Non contente de payer de sa personne, elle employa la légitime influence qu'elle commençait à posséder h l'Opéra pour faire prolonger les représentations de ce médiocre opéra *.

On ne voulut pas rejeter ouvertement sa demande.

* Métra juge ainsi l'ouvrage de Guillard et Lemoine : « Le musicien et le poète ont assimilé leur verve et donné tous les deux dans des excès incroyables. La musique n'est qu'une succession de mélodies plaintives, d'accents aigus ou lar- moyants, et d'accompagnements aussi brusques qu'outrés. On est fatigué de ces contrastes continuels, et nul air ni récitatif ne soulage l'attention au milieu de ce bouleversement musical. Dans les premières représentations, M. Lemoine avait mis jusqu'à sept paires de timbales : il n'y en a qu'une pour un escadron de cavalerie. Jugez de l'effet d'un pareil tintamarre dans une salle de spectacle. » [Correspondance secrcU, 24 juillet 1782.) Métra était vraiment un grand amateur de mélodie, et pour que la musique lui plût, il fallait qu'elle fût comme celle de la Chiméne de Sacchini, qu'il déclare « conforme à ce principe fondamental dont les seuls Italiens ne s'écartent jamais , toujours charmante, quelquefois pathétique, le plus souvent douce et voluptueuse. »

(28 I.'OPÉRA SECRET AU XVIII'' SIECLE

mais on imagina un adroit stratagème pour ne pas rejouer un ouvrage qui avait une influence désastreuse sur la recette. La Ferté écrit à ce propos au ministre le 6 décembre 1782 : « M™* Saint-Huberty est venue cet après-midi pour me prier de la faire jouer Electre dimanche, je lui ai d'abord représenté que l'on ne devoit plus donner cet opéra; elle m'a répondu qu'ayant eu la peine d'apprendre le rolle, elle désiroit que le public la jugeât, et qu'elle étoit persuadée qu'elle feroit plaisir aux auteurs auxquels elle s'intéresse beaucoup ; j'ai vu alors que c'étoit une menée du sieur Guillard, et je lui ai répondu que j'allois faire ce qui dépendroit de moi; j'ai envoyé chercher le sieur Lasalle et je lui ai dit de feindre qu'il avoit l'ordre et en même tems de faire naître des difficultés de la part du comité, ce qui a été fait. Le comité a représenté à la dame Saint- Huberty que ne pouvant donner demain et dimanche le ballet de Ninette à la Cour, qui fatiguoit trop M"' Guimard , alors on feroit une recette de 8 à 900 livres au lieu de 3, 000 livres, et qu'ainsi elle feroit perdre 2,000 livres à l'Opéra; elle s'est rendue, mais elle a exigé que l'on donnât cet opéra de dimanche en huit, il faudra faire quelque obstacle, mais cela lui donnera de l'humeur; c'est la première fois qu'une pareille prétention s'élève de la part d'un sujet, et avec celui-là, l'on est plus embarrassé qu'avec aucun autre *. »

Dès le lendemain, le comité, qui avait obtenu huit jours de répit de la Saint-Huberty, se mettait en

* Archives nationales. Ancien régime. O l, 63S.

MADAME SAINT-HUBERT Y \2()

devoir de susciter « l'obstacle désiré » et demandait au ministre, dans son rapport ordinaire, « d'ordonner que l'opéra d'Electre soit absolument retiré du théâtre d'ici à Pasques. » A quoi le ministre répondit aussitôt : 0 Quelque désir que j'aye d'obliger M™* Saint-Hu- berty pour reconnaître son talent et son zèle, il m'est impossible de consentir à la remise d'Electre qui feroit un tort trop sensible à la recette de l'Opéra *. » La chanteuse avait prouvé, par cette chaleureuse inter- vention, combien étaient profondément gravés dans son cœur les sentiments de reconnaissance pour son maître et bienfaiteur, pour celui dont, au dire de Grétry, « elle se glorifiait de tenir tout ce qu'elle savait. »

Depuis quelque temps la mode était à TOpéra de composer un spectacle entier avec des actes extraits de divers ouvrages: le public avait pris goût à ces sortes de représentations, dites de Fragments, qui n'exi- geaient pas une grande attention et distrayaient l'esprit par la variété des sujets et de la musique. Le 24 sep- tembre i782,on joua ainsi dans une même soirée leJeu^ tiré des Eléments^ musique de Y-dèlmann^ Ariane dans l'île de Naxos, un acte nouveau de Moline et Edel- mann, puis Apollon et Daphné^ encore un acte nou- veau de Pitra et Mayer. M"'' Saint-Huberty qui tenait le rôle d'Ariane à côté de Laïs en Thésée, jugea l'occa- sion favorable pour tenter une innovation qu'elle médi- tait depuis quelque temps et, pour apporter de timides correctifs à la fantaisie exagérée de ses vêtements de

* Archives nationales. Ancien régime. O i, 638.

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l3o r.'oPÉRA SECRET AU XVIIl'' SIECLE

théâtre : elle agit en cela d'accord avec le peintre Moreau, qui la conseillait et qui avait dessiné de nouveaux costumes pour chacun de ces opéras.

« On a vu pour la première fois, dit le Journal de Paris, sur le théâtre, dans les personnages principaux, le costume rigoureusement observé ; mademoiselle Joinville dans celui de la Vestale ; mademoiselle Saint - Huberti et Laïs dans celui d'anciens Grecs. Ces dessins ont été faits sur le dessin de M. Moreau le jeune, avantageusement connu dans les arts par le nombre , la variété et la continuelle beauté de

ses ouvrages A l'égard de mademoiselle Saint-

Huberti, on ne sait ce qui la sert le mieux, de sa fi- gure, de sa voix ou de son jeu ; elle sait donner à son chant des inflexions qui causent les émotions les plus vives. »

Lewacher de Chamois a tracé, dans son livre d'esthé- tique de la parure théâtrale, une description poétique du costume imaginé par la Saint-Huberty, en insis- tant sur la mésaventure que cette initiative faillit lui attirer. « On a vu cette actrice paroitre vêtue d'une longue tunique de lin attachée sous le sein, les jambes nues et chaussées d'un brodequin antique. De sa tête libre descendaient avec grâce plusieurs nattes faites de ses cheveux qui jouoient sur ses épaules. Ce costume neuf pour les spectateurs, et aussi vrai qu'élégant, fut applaudi avec une sorte d'ivresse ; mais, malgré l'aveu du public, malgré le suffrage des artistes, il vint des ordres qu'on appela yninistériels , qui défendirent à M"* Saint-Huberti de rcparoître sous ce beau costume, et à la seconde représentation de l'ouvrage, elle fut

MADAME SAINT-HUBERTY l3l

obligée de se remontrer avec l'attirail lourd et ridicule de nos coquettes et de nos prudes *. »

Ginguené. de son côté, rapporte dans sa notice sur Piccinni, comment la Saint-Huberty dut à la protec- tion du célèbre compositeur de n'être pas rayée du personnel de l'Opéra après cette heureuse création du rôle d'Ariane : elle avait montré en cette occasion des vues trop indépendantes et un talent trop ori- ginal. « Elle était pour la première fois chargée d'un rôle principal. Le succès qu'elle y obtint , excita contre elle toutes les petites passions des coulisses. On étoit prêt à la renvoyer de l'Opéra. Piccinni seul la soutint. Il rappela à ceux qui étoient les puissances de cet Etat, le mot plaisant et sensé de Gluck, il leur prédit qu'en effet ils auroient bientôt besoin d'elle, et qu'ils seroient trop heureux de l'avoir. Le choix qu'il fit d'elle pour le rôle inté- ressant de Sangaride et la manière supérieure dont elle en rendit non-seulement les airs, mais les scènes, mirent tout le public de son parti , et la fixèrent sur ce théâtre, dont elle a pendant dix ans fait la gloire. »

Cette reprise d'Atys remanié dans ses ballets et dans son dénouement qui avait paru trop lugubre, eut lieu au commencement de 1783 : la célèbre chanteuse y remplit le principal rôle avec une ardeur reconnais- sante qui donna un nouvel essor à sa puissance dra- matique : elle se trouvait ainsi partager ses sympathies entre les deux camps ennemis et prêter tour à tour

* Lewacher de Chamois , Recherches sur les costumes et sur les théâtres de toutes les nations, I, 3) .

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avec une égale conviction l'aide de son grand talent aux deux compositeurs rivaux : à Gluck qui l'avait le premier produite à l'Opéra, à Piccinni qui l'avait garan- tie de l'exil.

Peu auparavant, le 27 novembre 1782, la tragédienne lyrique avait fait preuve d'une rare souplesse de talent en rendant avec beaucoup de charme et de gaîté le gracieux rôle de Rosette dans ce misérable ouvrage de Grétry, l'Embarras des richesses, dont le poème, de Lourdet de Santerre , surnommé par les plaisants Lourdet sans tête^ n'était qu'un amas d'énormes ba- lourdises, — les habitants d'Athènes, au temps de Péri- clès, y parlaient du dimanche^dn carême^ de deux cents louis\ on y voyait aussi danser les quatre parties du monde, y compris l'Amérique; et est demeuré célèbre grâce à cette jolie épigramme :

Embarras d'intérêt. Embarras de paroles, Embarras de ballet. Embarras dans les rôles ; Enfin de toute sorte On n'y voit qu'embarras; Mais allez à la porte. Vous n'en trouverez pas.

M"' Saint-Huberty mit enfin le sceau à sa réputation en enlevant un second rôle à sa célèbre rivale. Renaud, de Sacchini, venait de voir le jour (28 février 1783). A la quatrième représentation, elle reprit le rôle d'Armide, confié d'abord à M"" Levas- seur, qui le rendait avec un rare talent de tragédienne, mais sans autorité comme chanteuse. L'artiste de génie

MADAME SAIN T-HUBERTY l33

releva l'ouvrage prés de sombrer et fit accorder pleine justice à cette partition, trop vite jugée, qui renferme des pages de premier ordre. Elle sauva du même coup le pauvre musicien qui débutait à Paris et l'honneur de l'Opéra, qui, en résiliant son traité avec Sacchini (comme il en avait été question avant ce premier essai et comme on n'eût pas manqué de le faire après un tel échec), aurait perdu ces deux chefs-d'œuvre : Dardanus et Œdipe à Colone.

Les grands services que M"« Saint-Huberty n'avait cessé de rendre à l'Opéra et le beau talent qu'elle avait montré dans ces différents rôles, firent comprendre à l'Administration combien il était important de s'attacher définitivement une artiste de cette valeur pour remé- dier à l'appauvrissement occasionné par la retraite de M"' Laguerre et le déclin de M"' Levasseur. Durant l'année 1782, M™« Huberty n'avait gagné que 5,5oo li- vres, ce qui était très peu eu égard à l'attraction qu'elle exerçait sur le public. La Ferté en jugea ainsi, et il écrivait le 22 novembre au ministre que, dans la pers- pective du départ définitif de M'i^ Laguerre, toujours à la veille de quitter le service , il fallait s'occuper sé- rieusement des moyens de fixer la dame Saint-Huberty à l'Opéra : « C'est une très mauvaise tête, ajoutait-il, mais l'on ne peut s'en passer, vu le mauvais service et la mauvaise volonté de la demoiselle Levasseur; ainsi donc tout ce que l'on peut désirer, est que la dame Saint-Huberty fasse les conditions les moins onéreuses possibles, et je crois qu'il n'y aura pas à hésiter pour lui donner les i,5oo livres de la place de la Cour, des- tinées d'abord à la demoiselle Laguerre »

i34 l'opéra secret au xviii" siècle

La Ferté profita de la visite que la cantatrice lui fit à propos d'Electre, pour lui faire quelques ouvertures dans ce sens, et il ajoutait dans sa lettre au ministre, du 6 décembre, citée plus haut : « J'ai saisi cette occa- sion pour sonder ses intentions pour l'année prochaine, en lui disant que vous étiez déterminé à la bien traiter d'abord du côté de la Cour;