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BOSTON PUBLIC LIBRARY.
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ENCYCLOPÉDIE,
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DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES,
DES ARTS ET DES MÉTIERS.
TROISIEME ÉDITION.
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TOME PREMIER.
ENCYCLOPEDIE,
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DICTIONNAIRE RAISONNÉ
DES SCIENCES,
DES ARTS ET DES MÉTIERS,
PAR UNE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
Mis en ordre et publié par M. DIDEROT ; Et quant a la partie Mathématique , par M. D'ALEMBERT.
Tantum ftries junHuraque polUt , Tantùm de medio fumptls acccdit honoris î HORAT*
TROISIEME ÉDITION.
-^Ssip.-
TOME PREMIER.
A G E N E V E,
Chez jEAN-LiONARD Pellet, Imprimeur de la République-,
A NEUFCHATEL, Chez la Société Typographique.
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M. DCC. L XXVI IL
DISCOURS
P R EL I M I N A I R E
DES ÉDITEURS
l^^^pj^ 'ENCYCLOPÉDIE que nous préfentons au Public, e(l, comme ion titre l'annonce , l'Ouvrage d'une fociécé de gens de Lettres. Nous croirions pouvoir aiTurer , fi nous n'étions pas du nombre , '^2^3^^^^ qu'ils font tous avantageufement connus , ou dignes de l'être. Mais lans vouloir prévenir un jugement qu'il n'appartient qu'aux favans de porter, il eit au moins de notre devoir d'écarter avant toutes chofes l'objeftion la plus capable de nuire au fuccès d'une fi grande entreprife. Nous déclarons donc que nous n'avons point eu la rémérité de nous charger feuls d'un poids fi fupérieur à nos forces , & que notre fonction d'Editeurs confifle principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus confidérable nous a été entièrement fournie. Nous avions fait expreflement la même déclaration dans le corps du ProfpeSîus * : mais elle auroit peut - être dû fe trouver à la tête. Par cette précaution , nous euffions apparemment répondu d'avance à une foule de gens du monde , & même à quelques gens de Lettres , qui nous ont demandé com- ment deux perfonnes pouvoieac traiter de toutes les fciences & de tous les arts, & qui néanmoins avoient jeté fans doute les yeux fur le Profpeélus , puifqu'ils onr bien voulu l'honorer de leurs éloges. Ainfi , le feul moyen d'empêcher fans re- tour leur objeftion de reparoître , c'efl d'employer, comme nous faifons ici, les premières lignes de notre Ouvrage à la détruire. Ce début efl; donc unique- ment deftiné à ceux de nos leûeurs qui ne jugeront pas à propos d'aller plus
* Ce Profpiùus a été publié au mois de Novembre 1750.
îj DISCOURS PnELIMTNAIRE
loin : nous devons aux autres un détail beaucoup plus étendu fur l'exécution de VExcrciOPÉDiE : ils le trouveront dans la fuite de ce Difcours^ avec les noms de chacun de nos collègues ; mais ce dérail fi important par fa nature & par fa matière , demande à être précédé de quelques réflexions philofophiques.
L'Ouvrage dont nous donnons aujourd'hui le premier volume , a deux objets : comme Encyclopédie , il doit expofer , .autant qu'il efl poiTible , l'ordre & l'enchaînement des connoiflances humaines : comme Dictionnaire raifonné des Sciences, des Arts & des Métiers , il doit contenir fur chaque fcience & fur chaque art , foit libéral , foit mécanique , les principes généraux qui en font la bafe , & les détails les plus eflentiels qui en font le corps & la fubftance. Ces deux points de vue, êî Encyclopédie , & de Diâionnàire raifonné , formeront donc le plan & la divifion de notre Difcours préliminaire. Nous allons les envifager , les fuivre l'un après l'autre , & rendre compte des moyens par lef- quels on a tâché de fatisfaire à ce double oh>?t.
Pour peu qu'on ait réfléchi fur la liaiibn que les découvertes ont entr'elles , il ell facile de s'appercevoir que les fciences & les arts fe prêtent muruellemenc des fecours , & qu'il y a par conféquent une chaîne qui les unit. Mais s'il cil fouvent difficile de réduire à un petit nombre de règles ou de notions générales , chaque fcience ou chaque art en particulier, il ne l'efl; pas moins de renfermer en un fiftême qui foit un , les branches infiniment variées de la fcience humaine.
Le premier pas que nous ayions à faire dans cette recherche , efl d'examiner, qu'on nous permette ce terme , la généalogie & la filiation de nos connoiffances, les caufes qui ont dii les faire naître, & les carafteres qui les diflingueut ; en un mot, de remonter jufqu'à l'origine & à la génération de nos idées. Indépen- damment des fecours que nous tirerons de cet examen , pour Ténumération ency- clopédique des fciences & des arts , il ne fauroit être déplacé à la tête d'un Ouvrage tel que celui-ci.
On peut divifer toutes nos connoiflances en direâes & en réfléchies. Les dircftes /ont celles que nous recevons immédiatement fans aucune opération de notre volonté , qui trouvant ouvertes , fi on peut parler ainfi, toutes les portes de notre 2me , y entrent fans réfiflance «Se fans effort. Les connoifluinces réfléchies font celles que l'efprit acquiert en opérant fur les diredes , en les unifiant 8(. en la- Combinant.
Toutes nos connoiflances direâies fe réduifent à celles que nous recevons par les fens ; d'où il s'enfuit que c'efl à nos fenfations que nous devons toutes nos; idées. Ce principe des premiers Philofophes a été long-temps regardé comme un axiome par les Scholailiques ; pour qu'Us lui CITent cet homieur , il ùffifoit qu'ij.
DESEDITEURS. ^
fut ancien , & Us auroicnt défendu avec la même chaleur leî formes fubftantielles ou les qualités occultes. Aufîi cette vérité fut-elle traitée à la renaiflance de la Philofophie, comme les opinions abfurdes dont on auroit dd la diftinguer ; on la profcrivit avec elles, parce que rien n'cll fi dangereux pour le vrai, & ne l'ex- pofe tant à être méconnu , que l'alliage ou le voifinage de Terreur. Le fillême des idées innées, féduifant à plufieurs égards , & plus frappant peut-être parce qu'il étoit moins connu, a fuccédé à l'axiome des Scholafuques; & après avoir long-temp*s régné , il conferve encore quelques partifans ; tant la vérité à de peine h reprendre fa place , quand les préjuges ou le fophifme l'en ont chaflee. Enfin , depuis affez peu de temps on convient prefque généralement que les anciens avoient raifon ; & ce n'eft pas la feule queftion fur laquelle nous commençons à nous rapprocher d'eux.
Rien n'eft plus incontcftable que l'exiftence de nos fenfarions ; ainfi pour prou- ver qu'elles font le principe de toutes nos connoiflîànces , il fufilt de démontrer qu'elles peuvent l'être : car en bonne philofophie , toute déduction qui a pour bafe des faits ou des vérités reconnues, eft préférable a. ce qui n'efl appuyé que fur des hypothefes , même ingénieufes.
Pourquoi fuppofer que nous ayions d'avance des notions purement intelleéluel- les, fi nous n'avons befoin , pour les former, que de réfiéchir fur nos fenfationsf Le détail où - ouï allons entrer , fera voir que ces notions n'ont point en effet d'autre origine.
La première chofe que nos fenfatîons nous apprennent , & qui même n'en eft pas diftmguée, ceft notre exiftence ; d'où il s'enfuit que nos premières idées ré- fléchies doivent tomber fur nous , c'eft-à-dire, fur ce principe penfant qui conftirue notre nature, & qui n'eft point différent de nous-mêmes. La féconde connoiffance que nous devons à nos fenfations, eft l'exiftence des objets extérieurs , parmi lef- quels notre propre corps doit être compris , puifqu'il nous eft , pour ainfi dire , extérieur, même avant que nous ayions démêlé la nature du principe qui penfe en nous. Ces objets innombrables produifent fur nous un effet fi puiffant, fi con- tinu, & qui nous unit tellement à eux , qu'après un premier inftant où nos idées réfléchies nous rappellent en nous-mêmes, nous fommes forcés d'en fortirpar les fenfations qui nous affiégent de toutes parts , & qui nous arrachent à la iolitude où nous refterions fans elles. La multiplicité de ces fenfations , l'accord que nous remarquons dans leur témoignage, les nuances que nous y obfervons , les affec- tions involontaires qu'elles nous font éprouver, comparées avec la détermination volontaire qui préfide à nos idées réfléchies, & qui n'opère que fur nos fenfations mêmes j tout cela forme en nous un penchant infurmontable à affurer i'exiftenee des objets auxquels nous rapportons ces fenfations , Ôi qui nous paroiffent en être
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iv DISCOURS PRELIMINAIRE
la caufe : penchant que bien des Philofophes ont regardé comme l'ouvrage d'un Etre lupérieur , & comme l'argument le plus convaincant de l'exiftence de ces objets. En effet, n'y ayant aucun rapport entre chaque fenfation & l'objet qui l'occafionne, ou du moins auquel nous la rapportons , il ne paroît pas qu'on puifle trouver, par le raifonnement, de pifîage poflible de l'un à l'autre : il n'y a qu'une efpece d'inftind, plus fur que la raifon même , qui puifle nous forcer à franchir un fi grand intervalle ; & cet inllinâ: ell fi vif en nous, que quand on fuppoferoit pour un moment qu'il fubfiflât , pendant que les objets extérieurs feroiemt anéan- tis, ces mêmes objets reproduits tout-a-coup ne pourroient augmenter fa force. . Jugeons donc fans balancer, que nos fenfations ont en effet hors de nous la caufe que nous leur fuppofons , puifque l'effet qui peut réfulter de l'exiftence réelle de cette caufe, ne fauroit différer en aucune manière de celui que nous éprouvons; & n'imitons point ces Philofophes dont parle Montagne, qui, interrogés furie principe des avions humaires, cherchent encore s'il y a des hommes. Loin de vouloir répandre des nuages fur une vérité reconnue des Sceptiques mêmes, lorf- qu'ils ne difputent pas , laifTons aux Métaphyficiens éclairés , le foin d'en déve- lopper le principe : c'eft à eux à déterminer, s'il eft poffible, quelle gradation obferve notre ame dans ce premier pas qu'elle fait hors d'elle-mêm.e , pouffée , pour ainfi dire , & retenue tout à la fois par une foule de perceptions , qui d'un côté l'entraînent vers les objets extérieurs , & qui de l'autre , n'ap . ^rtenant pro- prement qu'à elle , femblent lui circonfcrire un efpace étroit dont elles ne lui per- mettent pas de fortir.
De tous les objets qui nous affeftent par leur préfence , notre propre corps efl: celui dont l'exiftence nous frappe le plus, parce qu'elle nous appartient plus mti- mément : mais à peine fencons-nous l'exiftence de notre corps , que nous nous appercevons de l'attention qu'il exige de nous pour écarter les dangers qui l'envi- ronnent. Sujet à mille befoins , & fenfible au dernier point à l'adion des corps extérieurs, il feroit bientôt détruit, file foin de fa confervation ne nous occupoit. Ce n'cft pas que tous les corps extérieurs nous faffent éprouver des fenfations défa- gréables ; quelques-uns femblent nous dédommager par le plaifir que leur adion nous procure. Mais tel eft le malheur de la condition humaine, que la douleur eft en nous le fentiment le plus vif; le plaifir nous touche moins qu'elle , & ne fuffit prefque jamais pour nous en confoler. En vain quelques Philofophes foute- noient , en retenant leurs cris au milieu des fouffrances , que la douleur n'étoit point un mal : en vain quelques autres plaçoient le bonheur fuprême dans la volupté , à laquelle ils ne laiflbient pas de fe refufer par la crainte de fes fuites : . tous auroieru mieux connu notre nature , s'ils s'étoienc contentés de borner à l'exemption de la douleur le fouverain bien de la vie préfente , & de eonvenk
DES EDITEURS. y
que fans pouvoir atteindre à ce fouverain bien , il nous ctoit feulement permis d'en approcher plus ou moins , à proportion de nos foins & de notre vigilance. Des réflexions fi naturelles frapperont infailliblement tout homme abandonné à lui-même , & libre de préjugés , foit d'éducation , foit d'étude : elles feront la fuite de la première impreffion qu'il recevra des objets ; & l'on peut les mettre au nombre de ces premiers mouvemens de l'ame , précieux pour les vrais fa"-es , & dignes d'être obfervés par eux , mais négligés ou rejetés par la philofophie ordinaire, dont ils démentent prefque toujours les principes.
La néceflité de garantir notre propre corps de la douleur & de la deftrudion , TOUS fait examiner pai-mi les objets extérieurs, ceux qui peuvent nous être utiles ou nuifibles , pour rechercher les uns & fuir les autres. Mais à peine commençons- nous à parcourir ces objets , que nous découvrons parmi eux un grand nombre d'êtres qui nous paroiflent entièrement femblables à nous , c'eft-à-dire dont la forme eft toute pareille à la nôtre , & qui , autant qiie nous en pouvons juger au premier coup d'oeil , femblent avoir les mêmes perceptions que nous : tout nous porte donc à penfer qu'ils ont auffi les mêmes befoins que nous éprouvons , & par conféquent le même intérêt de les fatisfaire ; d'oi:i il réfulte que nous devons trouver beaucoup d'avantage à nous unir avec eux pour démêler dans la nature ce qui peut nous conferver ou nous nuire. La communication des idées eft le prmcipe & le foutien de cette union , & demande néceflairement l'invention des fignes ; telle eft l'origine de la formation des fociétés avec laquelle les langues ont dû naître.
Ce commerce que tant de motifs puiffans nous engagent à former avec les autres hommes , augmente bientôt l'étendue de nos idées , & nous en fait naître de très-nouvelles pour nous , & de très-éloignées , félon toute apparence , de celles que nous aurions eues par nous-mêmes fans un tel fecours. C'eft aux Phi- lofophes à juger fi cette communication réciproque, jointe à la refiemblance que que nous appercevons entre nos fenfations & celles de nos femblables , ne contri- bue pas beaucoup à fortifier ce penchant invincible que nous avons à fuppofer i'exiftence de tous les objets qui nous frappent. Pour me renfermer dans mon fujet , je remarquerai feulement que l'agrément & l'avantage que nous trouvons dans un pareil commerce, foit à faire part de nos idées aux autres hommes , foit ■a joindre les leurs aux nôtres , doit nous porter à refierrer de plus en plus les liens de la fociété commencée , & à la rendre la plus utile pour nous qu'il eft poffiblc. Mais chaque membre de la fociété cherchant ainfi à augmenter pour lui-même ï utilité qu'il en retire, & ayant à combattre dans chacun des autres un empreflTe- ment égal au fien , tous ne peuvent avoir la même part aux avantages, quoique tous y aient le même droit. Un droit fi légitime eft donc bientôt enfreint par ce
Ti DISCOURS PRELIMINAIRE
droit barbare d'inégalité, appelé loi du plus fort , dont l'ufage femble nous con- fondre avec les animaux , & dont U eft pourtant fî difficile de ne pas abufer. Ainfi la force , donnée par la nature à certains hommes , & qu'ils ne devroient fans doute employer qu'au foutien & à la protedion des foibles , ell au contraire l'o- rigine de ropprefTion de ces derniers. Mais plus l'oppreffion efl violente , plus ils ia fouffrent impatiemment, parce qu'ils fentent que rien de raifonnable n'a dû les y afiujétir. Delà la notion de l'injufte , & par conléquent du bien & du mal me rai , dont tant de Philofophes ont cherché le principe , & que le cri de la nature, qui retentit dans tout homme, fait entendre chez les Peuples même les plus fau- vages. Delà auÛî cette loi naturelle que nous trouvons au dedans de nous , fource des premières lois qu e les hommes ont dû former : fans le fecours même de ces lois elle eft quelquefois aflfez forte, fmon pour anéantir l'opprefEon , au moins pour la contenir dans certaines bornes. C'efl ainfi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos femblables, produit en nous la connoiffance réfléchie des vertus oppofées à ces vices ; connoiHance précieufe , dont une union & une éga- lité parfaites nous auroient peut-êrre privés.
Par l'idée acquife du jufte & de l'injufte, & conféquemment de ia nature morale des a£lions, nous fommes naturellement amenés à examiner quel eft en Eous le principe qui agit, ou, ce qui eft la même chofe, la fubftance qui veut & qui conçoit. Il ne faut pas approfondir beaucoup la nature de notre corps &C l'idée que nous en avons , pour reconnoître qu'il ne iauroit être cette fubftance , puifque les propriétés que nous obfervons dans la matière , n'ont rien de commun avec la faculté de vouloir & de penfer : d'où il réfulte que cet être appelé Nous eft formé de deux principes de différente nature , tellement unis , qu'il règne entre les mouvemens de l'un & les affcdions de l'autre , une correfpondancc que nous ne faurions ni fulpendre ni altérer , & qui les tient dans un afTujé- tiffement réciproque. Cet efclavage fi indépendant de nous , joint aux réflexions que nous fommes forcés de faire fur la nature des deux principes & fur leur jjnpcrfeâion , nous élevé à la contemplation d'une Intelligence toute-puiflante à qui nous devons ce que nous fommes, 6c qui exige par conléquent notre culte : fon exiftence, pour être reconnue , n'auroit befoin que de notre fentiment intérieur , quand même le témoignage univerfel des autres hommes , & celui de la Nature entière , ne s'y joindroient pas.
Il eft donc évident que les notions purement intelle£luelles du vice & de la
vertu , le principe & la néceificé des lois , la fpiritualité de l'ame , l'exiftence de
Dieu & nos devoir3 envers lui, en un mot les vérités dont nous avons le befoin le
plus prompt &c le plus indirpenfable, font le fruit des premières idées réflécliies
,.^ue nos fenfa'tions occafipnnent,
DES EDITEURS. vij
Quelque intéreflantes que foientces premières vérités pour la plus noble portion de nous-mêmes , le corps auquel elle eft unie nous ramené bientôt à lui par la néceirité de pourvoir à des befoins qui le multiplient fans cefle. Sa confervation doit avoir pour objet, ou de prévenir les maux qui le menacent , ou de remédier à ceux dont il eft atteint. C'eft à quoi nous cherchons à fatisfaire par deux moyens; favoir , par nos découvertes particulières , & par les recherches des autres hommes ; recherches dont notre commerce avec eux nous met à portée de profiter. Delà ont du naître d'abord l'Agriculture, la Médecine, enfin tous les Arts les plus abfolument néceflaires. Ils ont été en même temps & nos connoifTances primitives , & la fource de toutes les autres , même de celles qui eu paroiflent très-éloignées par leur nature : c'efl ce qu'il faut développer plus en détail.
Les premiers hommes , en s'aidant mutuellement de leurs lumières , c'eft-à- dire , de leurs efforts féparés ou réunis , font parvenus, peut-être en afiez peu de temps, à découvrir une partie des ufages auxquels ils pouvoient employer les corps. Avides de cpnnoiflanccs utiles, ils ont du écarter d'abord toute fpéculation oifive , confidérer rapidement les^ uns après les autres les différens êtres que la nature leur préfentoit , & les combiner , pour ainfi dire , matériellement , par leurs propriétés les plus frappantes & les plus palpables. A cette première combinaifon , il a du en fuccéder une autre plus recherchée, mais toujours relative à leurs befoins, & quia principalement conlîllé dans une étude plus approfondie de quelques propriétés mcins fenfibles , dans l'altération & la décompofition des corps ,& dans l'ufs qu'oji en pouvoir tirer.
Cependant, quelque chemin que les hommes dont nous parlons, & leur fuccelTeurs , aient été capables de faire r excités par un objet auffi intéreffant que celui de leur propre confervation ; l'expérience & l'obfervation de ce vafte Univers leur ontfait rencontrer bientôt des obftacles que leurs plus grands efforts n'ont pu £-anchir. L'efprit, accoutumé à la méditation, & avide d'en tirer quelque fruit, a dû trouver alors une efpece de reffource dans la découverte des propriétés des corpj uniquement curieufes, découverte qui ne connoît point de bornes. En effet, fi un grand nombre de connoiffances agréables fuffifoit pour confoler de la privation d'une vérité utile , on pourroic dire que l'étude de la Nature , quand elle nous refufe le néceffaire , fournit du moins avec profufion à nos plaifirs : c'eli une efpece de fuperfla qui fupplée , quoique très-imparxaitcment , à ce qui nous manque. De plus , dang l'ordre de nos befoins & des objets de nos paffians , le pUifir tient une des pre- mières places, & la curiofité eft un befoin pour qui fait penfer , fur-tout lorfque ce défir mquiet eft animé par une forte de dépit de ne pouvoir entièrement fe fatisfaire. Nous devons donc un grand nombre do connoiffances fimplement agréables à i ynpuiflknce malheur^ufe ou nous fommcs d'acquérir ceUes qui nous feroient d'uiT?'
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vlij DISC OURS P RE LIMINAIRE
plus grande nécefTité. Un autre motif fert à nous foutenir dans un pareil travail; fi l'utilité n'en ell pas l'objet , elle peut en être au moins le prétexte. Il nous fuffic d'avoir trouvé quelquefois un avantage réel dans certaines connoiffanceSjOÙ d'abord nous ne l'avions pas foupçonné, pour nous autorifer à regarder toutes les recherches, de pure curiofité , comme pouvant un jour nous être utiles. Voilà l'origine & la caufe des progrès de cette vafte Science , appelée en général Phyfique , ou Etude de la Nature , qui comprend tant de parties différentes : l'Agriculture & la Méde- cine , qui l'ont principalement* fait naître , n'en font plus aujourd'hui que des branches. Auffi, quoique les plus efientielles & les premières déroutes, elles ont été plus ou moins en honneur à proportion qu'elles ont été plus ou moins étouf- fées & obfcurcies par les autres.
Dans cette étude que nous faifons de la nature , en partie par nécefiîcé , en partie par amufement, nous remarquons que les corps ont un grand nombre de propriétés , mais tellement unies pour la plupart dans un même fujet , qu'afin de les étudier chacune plus à fond , nous fommes obligés de les confidérer féparément. Par cette opération de notre efprit, nous découvrons bientôt des propriétés qui paroiflent appartenir à tous les corps , comme la faculté de fe mouvoir ou de refter en repos , & celle de fe communiquer du mouvement , fources des principaux changemens que nous obfervons dans la Nature. L'examen de ces propriétés, & fur-tout de la dernière, aidé par nos propres fens , nous fait bientôt découvrir une autre propriété dont elles dépendent ; c'eft l'impénétra- bilité, ou cette efpece de force par laquelle chaque corps en exclut tout autre du lieu qu'il occupe , de manière que deux corps rapprochés le plus qu'il efl pofîî- ble , ne peuvent jamais occuper un efpacs moindre que celui qu'ils rempliflbient étant défunls. L'impénétrabilité eft la propriété principale par laquelle nous diftipiguons les corps des parties de l'efpace indéfini où nous imaginons qu'ils font placés ; du moins c'efl ainfi que nos fens nous font juger ; & s'ils nous trompent fur ce point, c'ell une erreur fi métaphyfique, que notre exiftence & notre con- fervation n'en ont rien à craindre , &z que nous y revenons continuellement com- me malgré nous par notre manière ordinaire de concevoir. Tout ITous porte à regarder l'efpace comme le lieu des corps, finon réel, au moins fuppofé ; c'eft en eftet par le fecours des parties de cet efpace confidérées comme pénétrables & immobiles , que nous parvenons à nous former l'idée la plus nette que nous puifTions avoir du mouvement. Nous fommes donc comme naturellement contraints à diftinguer au moins par l'efprit, deux fortes d'étendue , dont l'une eft impéné- trable & l'autre confdtue le lieu des corps. Ainfi quoique l'impénétrabilité entre néceflairement dans l'idée que nous nous formons des portions de la matière . cependant comme c'eft: une propriété relative , c'eft-à-di/"e , donc nous n'avons
l'idée
DES EDITEURS. ix
l'idée qu'en examinant deux corps enfemble , nous nous accoutumons bientôt à la regarder comme dillinguée de l'étendue, & à confidérer celle-ci féparément de l'autre.
Par cette nouvelle confidération nous ne voyons plus les corps que comme des parties figurées & étendues de refpace ; point de vue le plus général & le plus abflrait fous lequel nous puifTions les envifager. Car l'étendue où nous ne diftin- guerions point de parties figurées , ne fcroit qu'un tableau lointain Sx. obfcur , où tout nous échapperoit , parce qu'il nous feroit impoffible d'y rien difcerner. La couleur &. la figure , propriétés toujours attachées aux corps , "quoique va- riables pour chacun d'eux, nous fervent en quelque forte aies détacher du fond de l'efpace i l'une de ces deux propriétés eft même fuffifante à cet égard : aufli pour confidérer les corps fous la forme la plus intellcauelle, nous préférons la figure à la couleur, foit parce que la figure nous eft la plus familière étant à la fois connue par la vue & par le toucher : foit parce qu'il eft plus facile de confi- dérer dans un corps la figure fans la couleur , que la couleur fans la figure ; foit enfin parce que la figure fert à fixer plus aifément , & d'une manière moins vague, les parties de l'efpace.
Nous voilà donc conduits à déterminer les propriétés de l'étendue fimplemenc en tant que figurée. C'eft l'objet de la Géométrie , qui pour y parvenir plus fa- cilement, confidere d'abord l'étendue limitée par une feule dimenfion , enfuite par deux , & enfin fous les trois dimenfions qui conftituent l'eflence du corps intelligible , c'eft-à-dire, d'une portion de l'efpace terminée en tout fens par. des bornes intelledueUes.
Ainfi, par des opérations & des abAraélions fucceflives de notre efprit, nous dépouillons la matière de prefque toutes fes propriétés fenfibles , pour n'enyifager en quelque manière que fon phantôme ; & l'on doit fentir d'abord que les dé- couvertes auxquelles cette recherche nous conduit , ne pourront manquer d'être fort utiles toutes les fois qu'il ne fera point néceflaire d'avoir égard à l'impéné- trabilité des corps ; par exemple , lorfqu'il fera queftion d'étudier leur mouve- ment, en les confidérant comme des parties de l'efpace , figurées, mobiles , & diftantes les unes des autres.
L'examen que nous faifons de l'étendue figurée , nous préfentant un grand nombre de combinaii^ons à faire, il eft néceffaire d'inventer quelque moyen qui nous rende ces combinaifons plus faciles ; & comme elles coufiftent principale- ment dans le calcul & le rapport des différentes parties dont nous imaginons que les corps géométriques font formés , cette recherche nous conduit bientôt à l'a- rithmétique ou fcience des nombres. Elle n'eft autre chofe que l'art de trouver d'une manière abrégée l'expreffion d'un rapport unique qui réfulte de la compa- Tome I. i
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X DISCOURS PRELIMINAIRE
raifon de plufieurs autres. Les différentes manières de comparer ces rapports don- nent les différentes règles de l'arithmétique.
De plus , il ell bien difficile qu'en réfléchiffant fur ces règles , nous n'apper-- cevions certains principes ou propriétés générales des rapports , par le moyen defquelles nous pouvons , en exprimant ces rapports d'une manière univerfelle , découvrir les différentes combinaifons qu'on en peut faire. Les réfultats de ces combinaifons , réduits fous une forme générale , ne feront en effet que des calculs arithmétiques indiqués , & repréfentés par l'expreffion la plus fimple & la plus courte que puiffe fouffrir leur état de généralité. La fcience ou l'art de défigner ainfi les rapports efl ce qu'on nomme algèbre. Ainfi quoiqu'il n'y ait proprement de calcul poffible que par les nombres , ni de grandeur mefurable que l'étendue, ( car fans l'efpace nous ne pourrions mefurer exadement le temps ) nous parve- nons , en généralifant toujours nos idées , à cette partie principale des mathé- matiques, & de toutes les Sciences naturelles , qu'on appelle Science des gran- deurs en général ; elle efl; le fondement de toutes les découvertes qu'on peut faire fur la quantité, c'efl;-à-dire , fur tout ce qui efl: fufceptible d'augmentation ou de diminution.
Cette Science eft le terme le plus éloigné où la contemplation des propriétés de la matière puiffe nous conduire , & nous ne pourrions aller plus loin fans fortir tout-à-fait de l'univers matériel. Mais telle efl; la marche de i'efprit dans fes re- cherches , qu'après avoir généralité fes perceptions jufqu'au point de ne pouvoir plus les décompofer davantage, il revient enfuite fur fes pas, recompofe de nou- veau fes perceptions mêmes , & en forme pcu-à-peu & par gradation , les êtres réels qui font l'objet immédiat & dire£t de nos fenfations. Ces êtres immédiate- ment relatifs à nos befoins , font auffi ceux qu'il nous importe le plus d'étudier; les abftradions mathématiques nous en facilitent la connoiflance ; mais elles ne font utiles qu'autant qu'on ne s'y borne pas.
C'efl; pourquoi , ayant en quelque forte épuifé par les fpéculations géométri- ques les propriétés de l'étendue figurée , nous commençons par lui rendre l'impé- nétrabilité, qui confl;itue le corps phyfique, & qui étoit la dernière qualité fenfible dont nous l'avions dépouillée. Cette nouvelle confidération entraîne celle de l'adion des corps les uns fur les autres , car les corps n'agiffent qu'en tant qu'ils font impénétrables ; & c'efl; delà que fe déduifent les lois de l'équilibre & du mouvement , objet de la mécanique. Nous étendons même nos recherches juf- qu'au mouvement des corps animés par des forces ou caufes motrices inconnues , pourvu que la loi fuivant laquelle ces caufes agiffent , foit connue ou fuppofée l'être.
Rentrés enfin taut-à-fait dans le monde corporel , nous appercevons bientôt
DES EDITEURS. xj
l'ufage que nous pouvons faire de la géométrie & de la mécanique , pour ac- quérir fur les propriétés des corps les cotmoiflanccs les plus variées & les plus profondes. C'eJt à-peu-près de cette manière que font nées toutes les Sciences appelées phyfico-ma thématiques. On peut mettre à leur tête l'aftronomie , donc l'étude , après celle de nous-mêmes, eft la plus digne de notre application par le fpedacle magnifique qu'elle nous préfente. Joignant l'obfervation au calcul , & les éclairant l'une par l'autre , cette fcience détermine avec une exaftitude digne d'admiration les diftances & les mouvemens les plus compliqués des corps céleftes ; elle affigne jufqu'aux forces mêmes par lefquelles ces mouvemens font produits ou altérés. Aulfi peut-on la regarder à juile tkre comme l'application la plus fublime & la plus fûre de la géométrie & de la mécanique réunies , & fes pro- grès comme le monument le plus incontellable du fuccès auquel l'efprit humain peut s'élever par fes efforts.
L'ufage des connoiffances mathématiques n'efl: pas moins grand dans l'examen des corps terreftres qui nous environnent. Toutes les propriétés que nous obfervons dans ces corps ont entr'elles des rapports plus ou moins fenfibles pour nous : la connoiflance ou la découverte de ces rapports eft prefque toujours le feul objet auquel il nous foit permis d'atteindre, & le feul par conféquent que nous devions nous propofer. Ce n'efl donc point par des hypothefes vagues & arbitraires que nous pouvons efpérer de connoître la Nature ; c'eft par l'étude réfléchie des phéno- mènes , par la comparaifon que nous ferons des uns avec les autres, par l'art de ré- duire, autant qu'il fera poflible, un grand nombre de phénomènes à un feul qui puiflTe en être regardé comme le principe. En effet , plus on diminue le nombre des principes d'une fcience , plus on leur donne d'étendue ; puifque l'objet d'une fcience étant néceffairement déterminé , les principes appliqués à cet objet feront d'autant plus féconds qu'ils feront en plus petit nombre. Cette rédudion , qui les rend d'ailleurs plus faciles à faifir , conftitue le véritable efprit fyftématique , qu'il faut bien fe garder de prendre pour l'efprit de fiftême avec le quel il ne fe rencontre pas tou- jours. Nous en parlerons plus au long dans la fuite.
Mais à proportion que l'objet qu'on embrafTe eft plus ou moins difficile & plus ou moins vafte, la rédudion dont nous parlons eft plus ou moins pénible : on eft donc auffi plus ou moins en droit de l'exiger de ceux qui fe livrent à l'étude de la Nature. L'aimant, par exemple , un des corps qui ont été le plus étudiés , & fur lequel on a fait des découvertes fi furprenantes , a la propriété d'attirer le fer , celle de lui communiquer fa vertu , celle de fe tourner vers les pôles du Monde , avec une variation qui eft elle-même fujette à des règles, & quin'eft pas moins étonnante que ne le feroit une diredion plus exa£te ; enfin la propriété de s'incliner en formant atec la ligne horizontale un angle plus ou moins grand , félon le lievî
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.Tij DISCOURS PRELIMINAIRE
de la terre où il efl; placé. Toutes ces propriétés fingulieres, dépendantes de la nature de l'Aimant, tiennent vraifemblablement à quelque propriété générale , qui en eft l'origine , qui jufqu'ici nous eft inconnue , & peut-être le reftera long-temps. Au défaut d'une telle connoiffance , & des lumières néceffaires fur la caufe phyfique des propriétés de l'Aimant , ce feroit fans doute une recherche bien digne d'un Philofophe, que de réduire , s'il étoit poffible , toutes ces propriétés à une feule , en montrant la liaifon qu'elles ont entr'elles. Mais plus une telle découverte feroit utile aux progrès de la Phyfique , plus nous avons lieu de craindre qu'elle ne foit refufée à nos efforts. J'en dis autant d'un grand nombre d'autres phénomènes dont l'enchaînement tient peut-être au fiftême général du Monde.
La feule reffource qui nous rcfte donc dans une recherche fi pénible , quoique fi néceffaire , & même fi agréable , c'eft d'amaffer le plus de faits qu'il nous eft poffible, de les difpofer dans f ordre le plus naturel, de les rappeler à un certain nombie de faits principaux dont les autres ne foient que des coniéquences. Si nous ofons quelquefois nous élever plus haut, que ce foit avec cette fage circonfpedion qui fied fi bien à une vue auffi foible que la nôtre.
Tel eft le plan que nous devons fuivre dans cette vafte partie de la Phyfique , appelée Phyfique générale & expérimentale, tlle diffère des Sciences Phyfico- Mathéma tiques , en ce qu'elle n'eft proprement qu'un recueil raifonné d'expériences & d'obfervations ; au lieu que celles-ci, par l'application des calculs mathématiques à l'expérience , déduiient quelquefois d'une feule & unique obfervation un grand nombre de coniéquences qui tiennent de bien près par leur certitude aux vérités géométriques. Ainfi une feule expérience fur la réflexion de la lumière donne toute la catoptrique , ou fcience des propriétés des Miroirs ; une feule fur la réfraélion de la lumière produit l'explication mathématique de l'Arc-en-ciel , la théorie des couleurs , & toute la Dioptrique, ou Science des Verres concaves & convexes ; d'une feule ob'ervation fur la preffion des fluides , on tire toutes les lois de l'équilibre & du mouvement de ces corps ; enfin une expérience unique fur l'accélération deS corps qui toirbent, fait découvrir les loix de leur chute fur des plans inclinés, & celles du mouvement des pendules.
Il faut avouer pourtant que les Géomètres abufent quelquefois de cette appli- cation de l'Algèbre à la Phyfique. Au défaut d'expériences propres à fervir de bafe à leur calcul , ils fe permettent des hypothefes les plus commodes , à la vérité , qu'il leur eft poffible , mais fouvent très-éloignées de ce qui eft réellement dans la Nature. On a voulu réduire en calcul jufqu'à l'art de guérir; & le corps humain, cette machine fi compliquée , a été traité par nos Médecins algébriftes comme le feroit la machine la plus fimple ou la plus facile à décompofer. C'eft une chofe lînguliere de voir ces Auteurs réfoudre d'un trait de plume des problèmes
DES EDITEURS. xiij
d'Hydraulique & de Statique capables d'arrêter toute leur vie les plus grands -^**>^«'*-"'^'*]^ Géomètres. Pour nous , plus iages ou plus timides , contentons-nous d'envifager/'/"'^^'^''"'^^ la plupart de ces calculs & de ces fuppofitions vagues comme des jeux d'efpric ■-"«'/•"** * _.
auxquels la Nature n'cft pas obligée de fe foumettre , 5t concluons que la kule éti^-*'''* ' '^J/^ vraie manière de philofopher en Phyfique , confifte ou dans l'application de l'analyfe cnhi^ g a ' mathématique aux expériences , ou dans l'obfervation feule , éclairée par l'elprit "«""'f --'"/•^ de méthode, aidée quelquefois par des conjeftures lorfqu'elles peuvent fournir 'i»|*î^-.'/" . / des vues , mais levérement dégagée de toute hypothefe arbitraire. '"■^^'^^'jT^. t-^
Arrêtons-nous un moment ici, & jetons les yeux fur l'efpace que nous venons /^y^'** / .^/ de parcourir. Nous y remarquerons deux limites où fe trouvent , pour ainfi dire ,*^'-"*"Jq ^ concentrées prefque toutes les connoiffances certaines accordées à nos lumières wA^f^^*' * naturelles. L'une de ces limites, celle d'où nous fommes partis, eft l'idée àeii'i^^t^ VY t. > nous-mêmes , qui conduit à celle de l'Etre tout-puilTanc & de nos principaux^ t««î.'? ^^ 1,
devoirs. L'autre eft cette partie des m^athémaciques qui a pour objet les proprié-Tw^'^Y'^: tés générales des corps , de l'étendue & de la grandeur. Entre ces deux termes An't/ '"//If ' *^ ' eft un intervalle immenfe , où l'intelligence fuprême femble avoir voulu fe jouer /«M*»/"'*'*'^*^ de la curiofiré humaine, tant par les nuages qu'elle y a répandus faris nombre , 7^ A*uhfii'**n, que par quelques traits de lumière qui femblent s'échapper de diftance en diftance /»• AfNfr«»^<*fl- pour nous attirer. On pourroit comparer l'univers à certains ouvrages d'une obf- <fl»WM«^*'****^ curiré fublime y dont les Auteurs en s'abaiffant quelquefois à la portée de celui J/wi^i'^p*''*''**^ qui les lit , cherchent à lui perfuader qu'il entend tout à-peu-près. Heureux donc/*»W"Tn»'^'"*^ fi nous nous engageons dans ce labyrinthe, de^ne point quitter la véritable route i<«*f"^**î^?''^^ autrement les éclairs deflinés à nous y conduire, ne ferviroient fouvent qu'à nous '^'^""f^^T^J en écarter davantage. />«««*»•'/** Jr^
Il s'en faut bien d'ailleurs que le petit nombre de connoiiïances certaines fur lef- //MfJ»*-'*^*"''*^, quelles nous pouvons compter, & qui font, fi on peut s'exprimer de la ione ^ikt^j^ori^'^/j . réléguées aux deux extrémités de l'efpace dont nous parlons , foit fufïïfant pour'*'**/^*"*"^" fatisfaire à tous nos befoins. La nature de l'homme , dont l'étude eft lî néceffaire fff*f.>*^^' V»-/ & fi recommandée par Socrate, eft un myftere impénétrable à l'homme même ,/t<Wi«JJi^""*y quand il n'eft éclairé que par la raifon feule ; & les plus grands génies, à force •*«**>/*»*■»«'*' de réflexions fur une matière fi importante, ne parviennent que trop fouvent à en fH-Aô <«*"''»•• favoir un peu moins que le refte des hommes. On peut en dire autant de notre exiftence préfente & future , de l'efTence de l'Etre auquel nous la devons , & du genre du culte qu'il exige de nous.
Kien ne nous eft donc plus néceflaire qu'une Religion révélée qui nous inftruife Jkc^^^jr^ fur tant de divers objets. Deftinés à fervir de fupplêment à la connoilTance natu- -ft#^<«"*"** relie, elle nous montre une partie de ce qui nous étoit caché; mais elle fe borne^fc*^" à ce qu'il nous eft abfolument néceilkire de connoître i le refte eft fermé pour
xW DISCOURS PRELIMINAIRE
> ' «nous, Si apparemment le fera toujours. Quelques vérités à croire , un petit nombre
de préceptes a pratiquer, voilà à quoi la Religion révélée fe réduit : néanmoins,
à la faveur des lumières qu'elle a communiquées au monde , le Peuple même ell
plus ferme & plus décidé fur un grand nombre de queftions intéreflantes , que
ne l'ont été les fe£les des Philofophes.
Jficre rtfC /ï^/«» A l'égard des Sciences mathématiques qui conftituent la féconde des limites
//»/fe.c»^'^^dont nous avons parlé , leur nature & leur nombre ne doivent point nous en im-
>!t«-«/^/if«tf«/>*<^^ pofer. C'eft à la fimplicité de leur objet qu'elles font principalement redevables de
^/«/•«cj. -%»*' leur certitude. 11 faut même avouer que comme toutes les parties des Mathéma-
_^. <i/^/<r/(^»/«/"tiques n'ont pas un objet également fimple , auffi la certitude proprement dite ,
ftc/ê»ci/<»i <Wcelle qui eft fondée fur des principes néceflûirement vrais Ôc évidents par eux-
I
ff^fyi'ihuU «»•«- mêmes , n'appartient ni également ni de la même manière à toutes ces parties, itcwt'w^y'**^'^"^'^"'"^ d'entr'elles , appuyées fur des principes , c'efl-à-dire , fur des vérités d'ex" fcfiiTÎT''*.- ^ périence ou fur de fimples hypothefes , n'ont, pour ainfi dire , qu'une certitude a J^, d'expérience ou même de pure fuppofirion. Il n'y a, pour parler exaftement, que
<J^ ■",■'/'' ''■'■■»■. celles qui traitent du calcul des grandeurs & des propriétés générales de l'éten- /(^r*^ *■ '. I? due, c'eft-à-dire , l'Algèbre, la Géométrie & la. Mécanique, qu'on puiffe regarder C^ioclf-M**^ i- , comme marquées au fceau de l'évidence. Encore y a-t-il dans la lumière que ceS %i*m •«^•'*/.«,v"SA|-Sciences préfenrent à notre efprit une efpece de gradation, & , pour ainfi dire, de «•/Stsr»*!-? ^* ^nuance à obferver. Plus l'objet qu'elles embraflent eft étendu & confidéré d'une •liât» o *^ - maniera générale & abftraite , plus aulTi leurs principes font exempts de nuages i /»rfBi?W{,;.j».„^«'^ç>g|:|. pj^j. çgfjg raifon que la Géométrie eft plus fimple que la Mécanique, & '* ■ ■ l'une & l'autre moins fimples que l'Algèbre. Ce paradoxe n'en fera point un pour
ceux qui ont étudié ces Sciences en P.hilofophes ; les notions les plus abftraites , celles que le commun des hommes regarde comme les plus inacceffibles , font fouvent celles qui portent avec elles une plus grande lumière : l'obfcurité s'empare 'de nos idées à mefure que nous examinons dans un objet plus de propriétés fen- "' ■ *' ■■■ fibles. L'impénétrabilité , ajoutée à l'idée de l'étendue , femble ne nous offrir qu'ua
'• ' "" myftere de plus , la nature du mouvement eft une énigme pour les Philofophes ;
" le principe métaphyfique des lois de la percufTion ne leur eft pas moins caché ; en un mot , plus ils approfondifient l'idée qu'ils fe forment de la matière & des pro- priétés qui la repréfentent , plus cette idée s'obfcurcit & paroît vouloir leur échapper.
On ne peut donc s'empêcher de convenir que l'efprit n'eft pas fatisfait au même
* V ' •'^ >i degré par toutes les connoiflances mathématiques ; allons plus loin , & examinons
.■•■»»»%. \i,)^ ians prévention à quoi ces connoiflances fe réduifent. Envifagées d'un premier
♦■ J^coup d'oeil, elles font fans doute en fort grand nombre , & même en quelque
forte inépuifables : mais lorfqu'après les avoir accumulées, on en fait le dénod-
DES EDITEURS. ^
brement philofopliique , on s'apperçoic qu'on eft en effet beaucoup moins riche ^*nti/H^»-^
tju'on ne croyoit l'être. Je ne parle point ici du peu d'application & d'ulage qu'on eMi^«"*^^*^'^
peut faire de plufieurs de ces véiités; ce feroit peut-être un argument aflez foibleJ*^"'^^'''*^''^^*
contre elles ; je parle de ces vérités confidérées en elles-mêmes. Qu'eft-ce que la a»*' /fer '//«^
plupart de ces axiomes dont la Géométrie efl fi orgueilleufe , fi ce n'efl l'expref- ' •
fion d'une même idée fimple par deux fignes ou mots différens .'' Celui qui kJitque
deux «Se deux font quatre , a-t-il une connoiiïance de plus que celui qui fe conten-
teroit de dire que deux & deux font deux & deux / Les idées de tout, de partie
de plus grand & de plus petit , ne font-elles pas , à proprement parler,, la même ^
idée fimple & individuelle, puifqu'on ne fauroit avoir l'une fans que les autres fe
préfentent toutes en même temps .^ Nous devons , comme l'ont obfervé quelques
Pliilofophes , bien des erreurs à l'abus des mots ; c'elt peut-être à ce même abus
que nous devons les axiomes. Je ne prétends point cependant en condamner ab-
folument l'ufage , je veux feulement faire obferver à quoi il fe réduit ; c'eft à
nous rendre les idées fimples plus familières par l'habitude , & plus propres aux
différens ufages auxquels nous pouvons les appliquer. J'en dis à-peu-près autant
quoiqu'avec les reftriftions convenables des théorèmes m.athématiques. Confidérés
fans préjugé, ils lé réduifent à un affez petit nombre de vérités primitives. Qu'on
examine une fuite de propofitions de Géométrie déduites les unes des autres , en
forte que deux propofitions voifines fe touchent immédiatement & fans aucun
intervalle, on s'appercevra qu'elles ne font toutes que la première propofition qui
fê défigure , pour ainfi dire , fucceffivement & peu -à -peu dans le paffage d'une
conféquence à la fuivante , mais qui pourtant n'a point été réellement inultipliée
par cet enchaînement, & n'a fait que recevoir différentes formes. C'eft à-peu-près
comme fi on vouloit exprimer cette propofition par le moyen d'une langue qui
fe feroit infenfiblement dénaturée , & qu'on l'exprimât fucceffivement de diverfes
manières qui repréfenraffent les différens états par lefquels la langue a paffé.
Chacun de fes états fe reconnoîtroit dans celui qui en feroit immédiatement voifin ; mais dans un état plus éloigné , on ne le démêleroit plus , quoiqu'il fût y-^^,^: ^,^^\, toujours dépendant de ceux qui l'auroient précédé , & deftiné à tranfmettre les^.v.4W;,,.^,\> ,<^ mêmes idées. On peut donc regarder l'enchaînement de plufieurs vérités géomé- .■■ .>-*,■,*, F., triques, comme des tradudions plus ou moins différentes & plus ou moins com- '•■■■* .■'■- ,^
pliquees de la même propofition , & fouvent de la même hypothefe. Ces traduc- .-.'^>*- '^ -vA'tV'r^ W tion« font au refte fort avanrageufes par les divers ufages qu'elles nous mettent à ^^>^f,^'^^^^,^ portée de faire du théorème qu'elles expriment; ufages plus ou moins eftimables .>in*.>'-<i ,^^;^y -^ à proportion de leur importance & de leur étendue. Mais en convenant du mérite .'^.>,i4»K» »»,-,„\, réel de la traduAion mathématique d'une propofition , il faut reconnoîrre auffM-*fv.^A ''.■ -/, ', que ce mérite réfide originairement dans la propofition même. C'eil ce qui nous «.•wW».--..
ifkjM
îc\'j DISCOVRS PRELIMINAIRE
jv. * v».,..„v. doit faire fentir combien nous fommes redevables aux génies inventeurs, qui, en
-•.-.Vil ;*.>■/.:>; découvrant quelqu'une de ces vérités fondamentales , fource & , pour ainfi dire,
'*"'"• ■• ** ■*"• «A- original d'un grand nombre d'autres , ont réellement enrichi la Géométrie, &
"i'-.-M ; ... étendu fon domaine. aAt nyi'Huefî H en ell de même des vérités phyfiques & des propriétés des corps dont nous
tnS fTttfk^ appercevons la liaifon. Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent^ à proprement "parler , qu'une connoiflance fimple & unique. Si d'autres en plus grand nombre font détachées pour nous, & forment des vérités différentes, c'eft à la foibiefle de nos lumières que nous devons ce trille avantage ; & l'on peut dire que notre abondance à cet égard efl l'effet de notre indigence même. Les corps éleftriques dans lefquels on a découvert tant de propriétés fingulieres, mais qui ne paroiflent pas tenir l'une à l'autre, font peut-être en un fens les corps les moins connus , parce qu'ils paroiffcnt l'être davantage. Cette vertu qu'ils acquiè- rent étant frottés , d'attirer de petits corpufcules , & celle de produire dans les animaux une commotion violente , font deux chofes pour nous ; c'en feroit une feule fi nous pouvions remonter à la première caufe. L'univers , pour qui fauroic l'embrafler d'un feul point de vue , ne feroit , s'il efl permis de le dire, qu'un fait uniqiie & une grande vérité.
Les différentes connoifTances , tant utiles qu'agréables , dont nous avons parlé
jufqu'ici , & dont nos befoins ont été la première origine , ne font pas les feules
que l'on ait dû cultiver : il en efl d'autres qui leur font relatives , & auxquelles
par cette raifon les hommes fe font appliqués dans le même temps qu'ils fe livroienc
aux premières. Auflî nous aurions en même temps parlé de toutes, fi nous n'avions
cru plus à propos & plus conforme à l'ordre pbilofophique de ce difcours, d'envi-
fager d'abord fans interruption l'étude générale que les hommes ont faite des corps,
parce que cette étude efl celle par laquelle ils ont commencé , quoique d'autres
s'y foient bientôt jointes. Voici à-peu-près, dans quel ordre ces dernières ont dû
fe fuccéder.
fyfnln.p£M** L'avantage que les hommes ont trouvé à étendre la fphere de leurs idées, foit
^HKtifivmi'i^ttip^'^ leurs propres efforts , foit par le fecours de leurs femblables , leur a fait pcnfer
,j-.^u lorrWTTuty qu'il feroit utile de réduire en art la manière même d'acquérir des connoifTances,
4tt^ ê*^*^''"^^ celle de fe communiquer réciproquement leurs propres penfées : cet art a donc
^ii%er^ifc^,àuc»^kik trouvé & nommé Logique. Il enfeigne à ranger les idées dans l'ordre le plus
L3i*^f^^ ofX»*/^ naturel , à en former la chaîne la plus immédiate , à décompofer celles qui en
<;»«éî*<ie^^^'**y renferment un trop grand nombre de fimples , à les envilager par toutes leurs
fiinfiCB M^*A\*^ faces, enfin à les préfenter aux autres fous une forme qui les leur rende faciles à
j//(ert Aff/fc^'"")'***^^^'"- Ci'efl en cela que confîfle cette fcience du raifonnement, qu'on regarde avec
0tui ««*A4»»/lfe«'»»ï*ifo^ comme la clef de toutes nos connoifl'ances. Cependant il ne faut pas croire
^„U«#I»«<M«^*«<«*^ qu'elle
DES EDITEURS. xvij
îqu'elle tienne le premier rang dans l'ordre de l'invention. L'art de raifonner efl un préfent que la Nature fait d'elle-même aux bons efprits ; & on peut dire que les livres qui en traitent , ne font guère utiles qu'à celui qui peut fe pafler d'eux. On a fait un grand nombre de raifonnemens julles, long-temps avant que la Logique réduite en principes apprît à démêler les mauvais , ou même à les pallier quel- quefois par une forme fubtile & trompeufe, ^
Cet art fi précieux de mettre dans les idées l'enchaînement convenable, & de ^(fwy»**^<*' ■faciliter en conféquencc le paflage de l'une à l'autre , fournit en quelque manière le moyen de rapprocher jufqu'à un certain point les hommes qui paroiflfent différer le plus. En effet , toutes nos connoiffances fe réduifent primitivement à des fen- iations , qui font à-peu-près les mêmes dans tous les hommes ; & l'art de com- biner & de rapprocher des idées direûes , n'ajoute proprement à ces mêmes idées qu'un arrangement plus ou moins exad ,& une énumération qui peut être rendue •.._.. plus ou moins fenfible aux autres. L'homme qui combine aifément des idées ne diffère guère de celui qui les combine avec peine , que comme celui qui juge tout d'un coup d'un tableau en l'envifageant , diffère de celui qui a befoin pour l'ap- précier qu'on lui en fafle obferver fucceflivement toutes les parties : l'un & l'autre .'* ' en jetant un premier coup d'œil , ont eu les mêmes fenfations , mais elles n'ont fait , pour ainfi dire , que glifler fur le fécond ; & il n'eût fallu que l'arrêter & le fixer plus long-temps fur chacune , pour l'amener au même point où l'autre s'eff: trouvé tout d'un conp. Par ce moyen , les idées réfléchies du premier feroient devenues aufli à portée du fécond, que les idées direétes, Ainfi, il efl; p;ut-être vrai de dire , qu'il n'y a prefque point de fcience ou d'art dont on ne pût à la ri- gueur , & avec une bonne Logique , inflruire l'efprit le plus borné ; parce qu'il • . .- y en a peu dont les propofitions ou les règles ne puiflent être réduites à des notions fimples , & difpofées entr'elles dans un ordre fi immédiat , que la chaîne ne fe trouve nulle part interrompue. La lenteur plus ou moins grande des opérations de l'efprit , exige plus ou moins cette chaîne, & l'avantage des plus grands génies fe réduit à en avoir moins befoin que les autres, ou plutôt à la former rapidement & prefque fans s'en appercevoir. " " ,
La fcience de la communication des idées , ne fe borne pas à mettre de l'ordre ■'ijtji'x^"^* dans les idées mêmes ; elle doit apprendre encore à exprimer chaque idée de ^^''**%'*''^ *^ manière la plus nette qu'il efi pofliblc , & par conféquent à perfedionner les^m/'***''''''^^^* fignes qui font dellinés à la rendre : c'eft auffi ce que les hommes ont fait peu-à-peu. Les langues nées avec les fociétés , n'ont fans doute été d'abord qu'une colkftion affez bizarre de fignes de toute efpece, & les corps naturels qui tombent fous nos fens , ont été en conféquence les premiers objets que l'on ait défignés par des aoms. Mais autant qu'il eft permis d'en juger, les langues dans cette pr.m'isra
Tome I. S- ' '■ '' '■■• ■■-
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origine, deftinéesà Tufage le plus prefHint, ont dû être fort imparfaites, peu abon- dantes , «S; affiijéties à bien peu de principes certains ; & les arts ou les fciences abfolument néceflaires , pouvoient avoir fait beaucoup de progrès , lorfque les règles de la diction & du ûyle étoient encore à naître. La communication des idées ne fouffroient pourtant guère de ce défaut de règles, & même de la difette de mots ; ou plutôt elle n'en fouffroit qu'autant qu'il étoit nécefiaire pour obliger chacun des hommes à augmenter fes propres connoilTances par un travail opiniâtre, fans trop fe repofer fur les autres. Une communication trop facile peut tenir quel- quefois l'ame engourdie , & nuire aux efforts dont elle feroit capable. Qu'on jette les yeux fur les prodiges des aveugles - nés , & des fourds & muets de naiiïance , on verra ce que peuvent produire les relTorts de l'efprit , pour peu qu'ils foient vifs (Se mis en action par les difTiculrés à vaincre. >^i/ '^/"^''^'^ Cependant la facilité de rendre & de recevoir des idées par un commerce mutuel, ,<^/*//tc/«.^3nr/4«iL ayant auffi de fon côté des avantages inconteftables , il n'efl pas furprenant que ^ ■nih.iiui.t '^i-^^^ les hommes aient cherché de plus en plus à augmenter cette facilité. Pour cela , Vww ^/Td/S^*^*^ ils ont commencé par réduire les fignes aux mors, parce qu'ils font, pour ainlî f£ih Bt-aii^'-a) rt>'^dire, les fymboles que l'on a le plus aifément fous la main. De plus, l'ordre de AilrUtnnd iii-t"^'^'^ la génération des mots a fuivi l'ordre des opérations de l'efprit : après les individus ifi'sPijilujit*'if'eù^'>' on a nommé les qualités fenfibles , qui , fans exifter par elles-mêmes, exiftent dans «'«le.» ^'-«^'V'*"*"'^®^ individus, & font communes à plufieurs : peu-à-peu l'on ell enfin venu à ces
■iiiëtU''!'*-^'"^^'"'' fans doute encore plus de temps à trouver. Enfin , réduifant l'ufage des mots en tfajn&tv*M^^ "^^"T" préceptes, on a formé la Grammaire, que l'on peut regarder comme une des At«.)*>'^"*''"'''''^ tranches de la Logique. Eclairée par une Métaphyfique fine & déliée, elle dé- f^eai'/tltifv^Jtlut'B^iYaè.le les nuances des idées, apprend à diftinguer ces nuances par des fignes diffé- ;)tft,rEAwrt'Ay"'"|r''rens , donne des règles pour faire de ces fignes l'ufage le plus avantageux, dé- »t«it-««.t->»ft'*- '^ **' couvre fouvent par cet efprit philofophique qui remonte à la fource de tout , les J^ox. ^ . raifons du choix bizarre en apparence , qui fait préférer un figne à un autre, &
■ ne laifTe enfin à ce caprice national , qu'on appelle ufage , que ce qu'elle ne peut' abfolument lui ôter.
J^dtitre,!^ of>Mui*ni Les hommes en fe communiquant leurs idées , cherchent auffi à fe communi- Cfl/E/^''!'^^'"^*'^ quer leurs paffions. C'eft par l'éloquence qu'ils y parviennent. Faite pour parler au 0UnU At f^en" /dan fem'imem , comme la Logique & la Grammaire parlent à l'efprit , elle impofe ^u«,iCMnCi'^*-*^ filence à la raifon même; & les prodiges qu'elle opère fouvent entre les mains if(iUk*i^ Ih^*'^ d'un feul fur toute une nation , font peut-être le témoignage le plus éclatant de n/fuJ'^U^*-'*' ^"^ fupériorité d'un homme fur un autre. Ce qu'il y a de fingulier , c'eft qu'on ait
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cm fupplécr, par des règles, à un talent fi rare. C'eft à-peu-près comme d on eût ârani.u<-(ir at^ /â voulu réduire le génie en préceptes. Celui qui a prérendu le premier qu'on devoitWt"« 2tt*.Mt->U<i*"'y- les Orateurs à l'art, ou n'étoit pas du nombre, ou étoit bien ingrat envers la 6<tfetxui*'>(' ^^^ nature. Elle feule peut créer un homme éloquent ; les hommes font le premier /)««'»'• ^*"*'^ Y livre qu'il doive étudier pour réuflir, les grands modèles font le fécond ; & tout utCf*- ^*-'^'^'''^"f^ ce que ces Ecrivains illuftres nous ont lailTé de philofophique & de réfléchi fur le /itru^e^''-^"'^'^" talent de l'Orateur , ne prouve que la difficulté de leur reffembler. Trop éclairés '^fl''**'*' 'y* '" pour prétendre ouvrir la carrière , ils ne vouloient fans doute qu'en marquer les tj'il*'^'^'^- écueils. A l'égard de ces puérilités pédantefques , qu'on a honorées du nom de Rhétorique , ou plutôt, qui n'ont fervi qu'à rendre ce nom ridicule , & qui font à l'art oratoire, ce que la Scholaftique eft à la vraie Philofophie, elles ne font propres qu'à donner de l'éloquence l'idée la plus faufle & la plus barbare. Cependanc quoiqu'on commence aflez univerfellement à en reconnoître l'abus , la poffeffion où elles- font depuis long-temps de former une branche diflinguée de la connoif- fance humaine , ne permet pas encore de les en bannir : pour l'honneur de notre difcernement , le temps en viendra peut-être un jour. ^ ^v .
Ce n'eft pas allez pour nous de vivre avec nos contemporains, & de les dominer. UtAdMn-tffC^ivMK Animés par la curifioté & par l'amour propre , & cherchant par une avidité x\^tv.-(l^»Uu«>Q.\kticttt' relie à embraiTer à la fois le paflé, le préfent & l'avenir , nous défirons en même //«•^«-/««♦/Vttt/i//'- temps de vivre avec ceux qui nous fuivront , & d'avoir vécu avec ceux qui nous/5*iiy^<"<'''2y<rt»n<*<w» ont précédés. Delà l'origine & l'étude de l'Hiftoire , qui nous unifTant aux fiecles<:^«^n^*'''«'''*^''«% palTés par le fpedacle de leurs vices & de leurs vertus, de leurs connoiffances 8z lo urit/i/te^ilAdu ^ de leurs erreurs, tranfmet les nôtres aux fiecles futurs. C'eft là qu'on apprend a. /flÂjii&efâcCca^ti^' n'eftimer les hommes que par le bien qu'ils font, & non par l'appareil impofant !«<•«'«"" ^'"'^^/y qui les entoure : les Souverains, ces hommes aflez malheureux pour que tout^ftwA**'**'^*"**" çonfpire à leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes fe juger d'avance à ce tribunalrt»»*^ ''**"* *"''^'*'^ intègre 5c terrible ; le témoignage que rend l'Hiftoire à ceux de leurs prédécefleurs w»»^^""'''**''^' qui leur reflemblent , eft l'image de ce que la poftérité dira d'eux. H-^'-
La Chronologie & la Géographie font les deux rejetons & les deux foutiens de i-^"^**"-^'/ ^' la fcience dont nous parlons : l'une, pour ainfi dire, place les hommes dans le^*û<ry<^y'"^''^ temps ; l'autre les diftribue fur notre globe. Toutes deux tirent un grand [ecoms ''^ff'J'*^-'^'^^"/'/'^ de l'hiftoirede la terre & de celle des cieux , c'eft-à-dire , des faits hiftoriques ScffjhJ^'^y"^^^ des obfervations céleftes ; & s'il étoit permis d'employer ici le langage des poètes ^yjfîtcW'''»»^"*^"'** pn pourroit dire que la fcience des temps & celle des lieux font filles de VAû.i-o-^/^'i-oa*efai>/rtâitM^ pomie & de l'Hiftoire. jU,^<nfertko^^e,SL
Un des principaux fruits de l'étude des Empires & de leurs révolutions, eft .^ ^a*hi;tp^
d'examiner comment les hommes féparés, pour ainfi dire, en plufieurs grandes ^V^^^f'"* familles , ont.formé diverfes fociétés ; comment ces différentes fociétés ont donne Jir"''*^ JcieiKt^
XX DISCOURS PRELIMINAIRE
'it^A^r'^*cit9J , naiflance aux différentes efpeces de gouvernemens ; comment elles ont cherché ii
rf^for«r> ^^"/î^- • fe diflinguer les unes des autres , tant par les lois quelles fe font données, que
ti^Â. 'itt'iM**^ par les fignes particuliers que chacune a imaginés pour que fes membres commu-
^***' '^'W'^ niqualTent plus facilement entr'eux? Telle ell la fource de cette diverfité de langues
'*** , 'A,t£^ de lois, qm eft devenue pour notre malheur un objet confidérable d'étude.
n/fj p yjf-P Jjj''^^^^^ '^^ encore l'origine de la Politique, efpece de morale d'un genre particulier
tÀàa/i>-a*Mii'*l*'^ fupérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire ne peuvent quelquefois
j^^J^^ÊLlUtU s'accommoder qu'avec beaucoup de finefle, & qui pénétrant dans les refforts prin-
^Ag^, j^.ia.j^ir*»cipaux du gouvernement des Etdts, démêle ce qui peut les conferver, les affoiblir
,i,^>''<Ç'-f'A(û'*^ ou les détruire : étude peut-être la plus difficile de toutes , par les connoifiances
f(n£ff(i t^AAiftu*. profondes des peuples 6c des hommes qu'elle e\ige, & par l'étendue & la variété
Lg^fgfl^ ««wirfflS'des talens qu'elle fuppofe ; fur-tout quand le politique ne veut point oublier que
ufiffitt^iuttét^m^f^^ ^o^ naturelle, antérieure à toutes les conventions particulières, eft auffi la pre-
e«*<i'i/i<ié»<R»'^'''*>™'e''e loi des peuples, & que pour être homme d'Etat, on ne doit point celTer
jf^AfSjfHda^/^ à' è:rc homme.
,mftl',Uff'^'*^f>^^ Voilà les branches principales de cette partie de la connoiflance humaine, qui
^luvl^it»^ «*- confifte dans les idées direftes que nous avons reçues par les fens , ou dans la
mtukuJmtt*^*^^^^ combinaifon & la comparaifon de ces idées; combinaifon qu'en général on appelle
'^,^^t\'itftJt it\*t>^Philofoph'ie. Ces branches fe fubdivifent en une infinité d'autres dont l'énumération
si^ jytuml tin'^ ^^^°^^ immenfe, & appartient plus à cet ouvrage même qu'à fa préface.
£* ' tto.*.^titit'tuui L^ première opération de la réflexion confiftant à rapprocher & à unir les notions
^^1 gêfit»^ direâes, nous avons dû commencer dans ce difcours par envifager la réflexion 4e
•tS- b 'iT*ul*k*'**- ^^ '^ôté-là , & parcourir les différentes fciences qui en réfultent. Mais les notions
' formées par la combinaifon des idées primitives , ne font pas les feules dont notre
*' cfprit foit capable. Il eft une autre efpece de connoiffances réfléchies, dont nous
devons maintenant parler. Elles confîftent dans les idées que nous nous formons
à nous-mêmes , en imaginant & en compofant des erres femblables à ceux qui
font l'objet de nos idées diredes. C'eft ce qu'on appelle l'imitation de la nature ,
* * fi connue & fi recommandée par les anciens. Comme les idées direftes qui nous
■ ♦ frappent le plus vivement , font celles dont nous confervons le plus ailéraent le
fouvenir, ce font auffi celles que nous cherchons le plus à réveiller en nous par
l'imitation de leurs objets. Si les objets agréables nous frappent plus étant réels
que Amplement repréfenrés , ce déchet d'agrément eft en quelque manière com-
■ ^ • penlé par celui qui réfulte du plaifir de l'imitation. A l'égard des objets qui n'cx-
citeroient, étant réels, que des fentimens triftes ou tumultueux , leur imitation
* eft plus agréable que les objets mêmes, parce qu'elle nous place à cette jufte
diftance , où nous éprouvons le pkifir de l'émotion , fans en reflfentir le défordre.
C'fft dans cette imitatioa des objets capables d'exciter en nous des fentimens ^if?
DES EDITEURS. xxj
ou agréables, de quelque nature qu'ils foient, que confifle en général rimkation de la belle nature , lur laquelle tant d'auteurs ont écrit fans en donner d'idée nette ; Toit parce que la belle nature ne fe démêle que par un fentiment exquis , foit auffi parce que dans cette matière les limites qui diflinguent l'arbitraire du vrai, ne font pas encore bien fixées, & lailTcnt quelque efpace libre à l'opinion.
A la tête des connoiflances qui confillent dans l'imitation , doivent être placées la Peinture & la Sculpture , parce que ce font celles de toutes où l'imitation ap- proche le plus des objets qu'elle repréfente , & parle le plus diredement au fens. On peut y joindre cet art, né de la néceffité & perfedionné par le luxe , l'Ar- chitefture , qui s'étant élevée par degrés des chaumières au palais , n'eft aux yeux du philofophe , fi on peut parler ainfi , que le mafque embelli d'un de nos plus grands befoins. L'imitation de libelle nature y eft moins frappante & plus refierrée que dans les deux autres Arts dont nous venons de parler : ceux-ci expriment dif- férement & fans reflridion toutes les parties de la belle nature , & la repréfentent telle qu'elle eft, uniforme ou variée ; rArchitedure au contraire fe borne à imiter par l'afiemblage & l'union des différens corps qu'elle emploie , l'arrangement fymétrique que la nature obferve plus ou moins fenfiblement dans chaque indi- vidu , & qui contrafte fi bien avec la belle variété du tout enfemble.
La Poéfie , qui vient après la Peinture & la Sculpture , & qui n'emploie pour l'imitation que les mots difpofés fuivant une harmonie agréable à l'oreille , parle plutôt à l'imagination qu'aux fens ; elle lui repréfente d'une manière vive & tou- chante , les objets" qui compofent cet univers , & femble plutôt les créer que les peindre , par la chaleur , le mouvement , & la vie qu'elle fait leur donner. Enfin la Mufique , qui parle à la fois à l'imagination & aux fens , tient le dernier rang dans l'ordre de l'imitation ; non que fon imitation foit moins parfaite clans les ob- jets qu'elle fe propofe de repréfenter, mais parce qu'elle fem.ble bornée jufqu'ici à un plus petit nombre d'images ; ce qu'on doit moins attribuer à fa nature , qu'à trop peu d'invention & de reffource dans la plupart de ceux qui la cultivent : il ne fera pas inutile de faire fur cela quelques réflexions. La Mufique , qui dans fon origine n'étoit peut-être deftinée à repréfenter que du bruit, eft devenue peu- à-peu une efpece de difcours ou même de langue-, par laquelle on exprime les différens fentimens de l'ame , ou plutôt, fes différentes paffions. Mais pourquoi rédun-e cette expreffion aux paiTions feules, & ne pas l'étendre, autant qu'il eft poffible, jufqu'aux fenfations mêm?s .^ Quoique les perceptions que nous recevons par divers organes , différent enti'elles autant que leurs objets , on peut néan- moins les comparer fous un autre point de vue qui leur eft commun, c'eft-à-dire, par la fituation de plaifir ou de trouble où elies mettent notre ame. Un objet çffia/ant , un brui: terrible , produifenc cIucuû en nous une émotion par laquelle
xxlj D ISC OURS P RE LT MINAIRE
nous pouvons jufqu'à un certain point les rapprocher, & que nous défignons, fouvent dans l'un & l'autre cas, ou par le même nom , ou par des noms l'yno- nimes. Je ne vois donc point pourquoi un muficien qui auroit à peindre un objet effrayant , ne pourroit pas y réuflîr en cherchant dans la nature l'efpece de bruic qui peut produire en nous l'émotion la plus femblable à celle que cet objet y excire. J'en dis autant des fenliicions agréables. Penfer autrement , ce feroit vou- loir rcfferrer les bornes de l'art & de nos plaifirs. J'avoue que la peinture dont il s'agit , exige une étude fine & approfondie des nuances qui diftinguent nos fenfations, mais auflî ne faut-il pas efpérer que ces nuances foient démêlées par un talent ordinaire. Saifies par l'homme de génie , fenrics par l'homme de goiit, apperçues par l'homme d'efprit , elles font perdues pour la multitude. Toute mufique qui ne peint rien , n'eft que du bruit ; & fans l'habitude qui dénature tout, elle ne feroit guère plus de plaifir qu'une fuite de mots harmonieux & fo- nores dénués d'ordre & de liaifon. Il eft vrai qu'un muficien attentif à tout pein- dre, nous préfenteroit dans plufieurs circonftances des tableaux d'harmonie qui ne feroient point faits pour des fens vulgaires ; mais tout ce qu'on en doit con- clure , c'eil qu'après avoir fait un art d'apprendre la mufique , on devroit bien ea faire un de l'écouter.
Nous terminerons ici l'énumération de nos principales connoifTances. Si on les envifage maintenant toutes enfemble, & qu'on cherche les points de vue généraux qui peuvent fervir à les difcerner , on trouve que les unes purement pratiques ont pour but l'exécution de quelque chofe ; que d'autres fimplement fpéculatives fe bornent à l'examen de leur objet, & à la contemplation de fcs propriétés : qu'enfin d'autres tirent de l'étude fpéculative de leur objet l'ufige qu'on en peut faire dans la pratique. La fpéculation & la pratique conflituent la principale différence qui diftingue les Sciences d'avec les Arts , & c'efl à-peu-près en fuivant cette notion , qu'on a donné l'un ou l'autre nom à chacune de nos connoiffances. Il faut cepen- dant avouer que nos idées ne font pas encore bien fixées fur ce Aijer. On ne fait fouvent quel nom donner à la plupart des connoiffances , où la fpéculation fe réunit à la pratique ; & l'on difpute par exemple , tous les jours dans les écoles, fi la Logique eft un art ou une fcience : le problême feroit bientôt réfolu , en répondant qu'elle eft à la fois l'un l'autre. Qu'on s'épargneroit de queftions & de peines , fi on déterminoit enfin la fignification des mots d'une manière nette & précife !
On peut en général donner le nom d'Art k tout fyftême de connoiffances qu'il eft poffiole de réduire à des règles pofitives , invariables & indépendantes du ca^ price ou de l'opinion ; & il feroit permis de dire en ce fens, que plufieurs de nos Sciences font des arts, étant envifajjé^s par leur côcé pratique. Mais comme il
DES EDITE uns. ^(xuj
y a des règles pour les opérations de refpric ou de l'ame , il y en a aufîi pour celles du corps ; c'eft-à-dire , pour celles qui , bornées aux corps extérieurs , n'ont befoin que de la main feule pour être exécutées. Delà, la diftindion des Arts en libéraux & en mécaniques , & la fupériorité qu'on accorde aux premiers fur les féconds. Cette fupériorité eft fans doute injufle à plufieurs égards. Néanmoins parmi les préjugés tout ridicules qu'ils peuvent être , il n'en eft point qui n'ait fa raifon , ou , pour parler plus èxadement , fon origine ; & la Philofophie fouvenc impuiflante pour corriger les abus , peut au moins en démêler la fource. La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avoient d'être égaux, les plus foibles, dont le nombce eft toujours le plus grand, fe font joints enfemble pour la réprimer. Ils ont donc établi par le fecours des lois & des différentes fortes de gouvernemens , une inégalité de con- vention , dont la force a cefle d'être le principe. Cette dernière inégalité éiant bien affermie , les hommes , en fe réuniffî-mt avec raifon pour la conferver , n'oSt pas laiff'é de réclamer fecrétement contre elle, par ce défir de fupériorité que rie'n n'a pu détruire en eux. Ils ont donc cherché une forte de dédommao-ement dans une inégalité moins arbitraire ; & la force corporelle , enchaînée par les lois , ne poxivant plus off"rir aucun moyen de fupériorité , Us ont été réduits à chercher dans la différence des efprits un principe d'inégalité aufii naturel , plus paifible , & plus utile à la fociété. Ainfi la partie la plus noble.de notre être, s'cft en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avoir ufuipés ; & les talens de refprit ont été généralement reconnus pour fupérieurs à ceux du corps. Les arts mécaniques dépendans d'une opération manuelle , & aflfervis , qu'on me permette ce terme , à une efpece de routine , ont été aban- donnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la claffe la plus inférieure. L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail , plus fouvent que le goût & le génie ne les y ont entiaînés , eft devenue enfuite une raifon pour les méprifer , tant elle nuit à tour ce qui l'accompao-ne. A l'égard des opérations libres de l'efprit, elles ont été le partage de ceux qui fe font crus fur ce point les plus favorifés de la nature. Cependant, l'avantage que les arts libéraux ont far les arts mécaniques , par le travail que les premiers exigent de l'efprit , & par la difficulté d'y exceller, eft fuffifamment compenfé par l'iHilité bien fupérieure , que les derniers nous procurent pour la plupart. C'eft cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machina- les, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes. Mais la fociété, en refpeftant avec juftice les grands génies qui l'éclairent , ne doit point avilir les mains qui la fervent. La découverte de la Bouflble n'eft pas moins avanta- gcufe au genre humain , que ne le feroit à la Phyfique l'explication des propriétés
xxiv DISCOURS PRELIMINAIRE
de cette aiguille. Enfin, à confidérer en lui-même le principe de la diftinétiorj dont nous parlons, combien de favans prétendus , dont lafcience n'eft proprement qu'un art mécanique ! & quelle différence réelle y a-t-il , entre une tête remplie défaits fans ordre, fans ufage, fans liaifon , & l'inflinâ; d'un artiian réduit à l'exécution machinale.
Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques , femble avoir influé jufqu'à un certain point fur les inventQurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain font prefque tous inconnus , tandis que l'hilloire de les deflrufteurs, c'eft- à-dire des conquérans , n'eft ignorée de perfonne. Cependant c'eft peut-être chez les artifans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la fagacité de refprit , de fa patience & de fes refîburces. J'avoue que la plupart des arts n'ont ét« inventés que peu-à-peu , & qu'il a fallu une affez longue fuite de fiecles pour porter les montres, par exemple , au point de perfeûion où nous les voyons. Mais n'en eft-il pas de même des fciences ? Combien de découvertes qui ont immor- talifé les auteurs , avoient été préparées par les travaux des fiecles précédens , fouvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu'un pas à faire ! Et pour ne point fortir de l'Horlogerie , pourquoi ceux à qui nous de- vons la fufée des montres , l'échappement & la répétition , ne font-ils pas auiîi eftimés que ceux qui ont travaillé fuccefTivement à perfeâionner l'Algèbre ? D'ailleurs, fi j'en crois quelques philofophes, que le mépris qu'on a pour les arts, n'a point empêché de les étudier, il eft certaines machines fi compliquées, & dont toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre, qu'il eft difficile que, l'invention en foit due à plus d'un feul homme. Ce génie rare dont le nom eft en- feveli dans l'oubli, n'eût-il pas éré bien digne d'être placé à côté du petit nombre d'eTprits créateurs qui nous ont ouvert dans les fciences des routes nouvelles .''
Parmi les arts libéraux qu'on a réduits à des principes , ceux qui fe propofent l'imitation de la nature , ont été appelés beaux-arts , parce qu'ils ont principa- lement l'agrément pour objet. Mais ce n'eft pas la feule chofe qui les diftingue des arts libéraux plus nécelTaires ou plus utiles , comme la Grammaire, la Logi- que & la Morale. Ces darniers ont des règles fixes & arrêtées , que tout homme peut tranfmettre à un autre : au lieu que la pratique des beaux arts confifte prin- cipalement dans une invention qui ne prend guère fes lois que du génie : les régules qu'on a écrites fur ces arts, n'en font proprement que la partie mécanique ; elles produifent à-peu-près l'effet du télefcope, elies n'aident que ceux qui voient.
Il réfulte de tout ce que nous avons dit juiqu'ici, que les différentes manières dont notre efprit opère fur les objets , & les differens ufages qu'il tire de ces objets même, font le premier moyen qui fe préfente à nous pour difcerner en gé- néral nos coanoiflances les unes des «autres, Tout s'y rapporte à nos befoins , foie
DES EDITEURS, xxv
de nécefiité abfolue, foit de convenance & d'agrément, foit même d'ufage & de caprice. Plus les befoins font éloignés ou diuiciles à Satisfaire, plus les connoif- fances deilinées à cette fin font lentes à paroître. Quels progrès la Médecine n'auroit-elle pas fait aux dépens des fciences de pure fpéculation , fi elle étoic aufïï certaine que la Géométrie ? Mais il efl encore d'autres carafteres très - mar- qués dans la manière dont nos connoifiances nous affedent , & dans les ditférens jugemens que notre ame porte de fes idées. Ces jugeraens font défignés par les mots d'évidence, de certitude, de probabilité, de fentiment & de goilt.
L'évidence appartient proprement aux idées dont l'efprit apperçoit la lialfon tout d'un coup ; la certitude à celles dont la liaifoB ne peut être connue que par le fecours d'un certain nombre d'idées intermédiaires, ou, ce qui eft la même chofe , aux propofitions dont l'identité avec un principe évident par lui-même , ne peut être découverte que par un circuit plus ou moins long ; d'où il s'enfuivroic que félon la nature des efprits , ce qui eft évident pour l'un ne feroit quelquefois que certain pour un autre. On pourroit encore dire , en prenant les mots d'évi- dence & de certitude dans un autre fens , que la première ell le réfultat des ope- rations feules de l'efprit , & fe rapporte aux fpéculations métaphyfiques & ma- thématiques ; & que la féconde eft plus propre aux objets phyfiques , dont la connoiflance eft le fruit du rapport conftant & invariable de nos fens. La proba- bilité a principalement lieu pour les faits hiftoriques , & en général pour tous les événemens paffés, préfens & avenir, que nous attribuons k une forte de hafard, psrce que'nous n'en démêlons pas les caufes. La partie de cette connoiOance qui a pour objet le préfent & le paffé, quoiqu'elle ne foit fondée que fur le fimple témoignage , produit fouvent en nous une perfuafion auffi forte que celle qui naic des axiomes. Le fentiment eft de deux fortes. L'un deftiné aux vérités de morale , s'appelle confcience; c'eft une fuite de la loi naturelle & de l'idée que nous avons du bien & du mal ; & on pourroit le nommer évidence du cœur, parce que, tout différent qu'il eft de l'évidence de l'efprit attachée aux vérités fpéculatives , il nous fubjuo-ue avec le même empire. L'autre efpece de fentiment eft particulièrement affedé à l'imitation de la belle nature , & à ce qu'on appelle beautés d'expreffion. Il faifit avec tranfport les beautés fublimes & frappantes , démêle avec finefie les. beautés cachées , & profcrit ce qui n'en a que l'apparence. Souvent même il pro- nonce des arrêts féveres fans fe donner la peine d'en détailler les motifs , parce que ces motifs, dépendent d'une foule d'idées difficiles à développer fur le champ, & plus encore k rranfmettre aux autres. C'eft à cette efpece de fentiment que nous devons le goût & le génie , diftingués l'un de l'autre en ce que le génie eft le fen- timent qui crée , & le goût, le fentiment qui juge.
Après le détail où nous femmes entrés fur les différentes parties de nos con- Tome I. *
xxvj DISCOURS PRELIMINAIRE
noilTaiices , & fur les caraderes qui les diflinguent , il ne nous refte plus qu'à
former un arbre généalogique ou encyclopédique qui les raflemble fous un même
point de vue, & qui ferve à marquer leur origine & les liaifons qu'elles ont en-
rr'elles. Nous expliquerons dans un moment l'ufage que nous prétendons faire de
cet arbre. Mais l'exécution n'en eft pas fans difficulté. Quoique l'hiftoire philofo-
phique que nous venons de donner de l'origine de nos idées , foit fort utile pour
faciliter un pareil travail , il ne faut pas croire que l'arbre encyclopédique doive
ni puifle même être fervilemcnt aflujéti à cette hiftoire. Le fyftême général des
Sciences & des Arts eft une efpece de labyrinte, de chemin tortueux, où l'efprit
s'engage fans trop connoître la route qu'il doit tenir. Prefle par les befoins , & par
ceux du corps auquel il eft uni , il étudie d'abord les premiers objets qui fe pré-
fentent à lui ; pénètre le plus avant qu'il peut dans la connoiflance de ces objets ;
rencontre bientôt des difficultés qui l'arrêtent ; & foit par l'efpérance ou même
par le défefpoir de les vaincre, fe jette dans une nouvelle route ; revient enfuirt
fur fes pas , franchit quelquefois les premières barrières pour en rencontrer de
nouvelles; & paffant rapidement d'un objet à un autre, fait fur chacun de ces
objets à différens intervalles & comme par fecoufl'es , une fuite d'opérations dont
la génération même de fes idées rend la difeontinuité nécelTairc. Mais ce défordre
tout philofophique qu'il eft de la part de l'ame , défîgureroit , ou plutôt anéanti-
roit entièrement un arbre encyclopédique dans lequel on voudroit le repréfenter.
D'ailleurs , comme nous l'avons déjà fait fentir au fujet de la Logique , la
plupart des Sciences qu'on regarde comme renfermant les principes de toutes les
autres , & qui doivent par cette raiion occuper les premières places dans l'ordre
encyclopédique , n'obfervent pas le même rang dans l'ordre généalogique des
idées , parce qu'elles n'ont pas été inventées les premières. En effet , notre étude
primitive a dû être celle des individus ; ce n'eft qu'sprès avoir confidéré leurs
propriétés particulières & palpables , que nous avons par abftraclion de notre
efprit , envifagé leurs propriétés générales & communes , & formé la Métaphyfi-
que & la Géométrie ; ce n'eft qu'après un long ufage des premiers fignes , que
nous avons perfeilionné l'art de ces lignes au point d'en faire une fcience ; ce n'eft
enfin qu'après une longue fuite d'opérations fur les objets de nos idées , que nous'
avons par la réflexion donné des règles à ces opérations mêmes.
Enfin le fyftême de nos connoiflances eft compolé de différentes branches , dont plufieiirs ont im même point de réunion ; & comme en partant de ce point il n'eft pas pofiible de s'engager à la fois dans toutes les routes, c'eft la nature des diffé- rens elprlts qui détermine le choix. Auffi eft - il aflez rare qu'un même efprit en parcoure à la fois un grand nombre. Dans l'étude de la Nature , les hommes fe font d'abord appliqués tous, comme de concert, à facisfaire les befoins les plus
DES EDITEURS. ^ xxvij
preffafls ; mais quand ils en font venus aux connoiflances moins abfolument né- ceflaires , iU ont dû fe les partager > & y avancer chacun de fon côté à-peu-près d'un pas égal. Ainfi plufieurs fciences ont été , pour ainfi dire, contemporaines ; mais dans l'ordre hiftorique des progrès de l'elprit , on ne peut les embrafler que lucceffivement.
Il n'en eft pas de même de l'ordre encyclopédique de nos connoiflances. Ce dernier confille à les raflembler dans le plus petit efpace poffiblc, & à placer, pour ainfi dire , le Philofophe au-deflus de ce vafle labyrinte dans un point de vue fort élevé d'où il puifle appercevoir à la fois les Sciences & les Arts principaux ; voir d'un coup d'œil les objets de fes fpéculations , & les opérations qu'il peut faire fur ces objets ; dillinguer les branches générales des connoiflances humaines, les points qui les féparent ou qui les uniflTent ; & entrevoir même quelquefois les routes fecretes qui les rapprochent. C'eft une efpece de Mappemonde qui doit montrer les principaux pays , leur pofition & leur dépendance mutuelle , le chemin en ligne droite qu'il y a de l'un à l'autre : chemin fchivent coupé par mille obftacles , qui ne peuvent être connus dans chaque pays que des habitans ou des voyageurs, & qui ne fauroient être montrés que dans des cartes particulières fort détaillées. Ces cartes particulières feront les differens articles de l'Encyclopédie , & l'arbre ou fyflême figuré en fera la Mappemonde.
Mais comme dans les cartes générales du globe que nous habitons , les objets font plus ou moins rapprochés, & préfentent un coup d'œil différent félon le point de vue où l'œil eft placé par le Géographe qui conftruit la carte , de même la forme de l'arbre encyclopédique dépendra du point de vue où l'on fe mettra pour envifager l'univers littéraire. On peut donc imaginer autant de fyftêmes differens de laconnoifTance humaine, que de Mappemondes de différentes projetions; & chacun de ces fyftêmes pourra même avoir , à l'exclufion des autres , quelque avantage particulier. Il n'eft guère de Savans qui ne placent volontiers au centre de toutes les Sciences celle dont ils s'occupent , à-peu-près comme les premiers hommes fe plaçoient au centre du monde , perfuadés que l'Univers étoit fait pour eux. La prétention de plufieurs de ces Savans envifagée d'un œil philofophique , trouve- roit peut-être, même hors de l'amour - propre , d'alTez bonnes raifons pour fe juftifier.
Quoi qu'il en foit , celui de tous les arbres encyclopédiques qui offriroit le plus grand nombre de liaifons & de rapports entre les Sciences , mériteroit fans doute d'être préféré. Mais peut-on fe flatter de le faifir .? La Nature, nous ne faurions trop le répéter , n'eft compofée que d'individus qui font l'objet primitif de nos fenfations & de nos perceptions direéles. Nous remarquons à la vérité dans ces individus , des propriétés communes par lefquelles nous les comparons , & des.
xxviij DISCOURS PRELIMINAIRE
propriétés Jiflemblables par lelquelles nous les difcernons ; & ces propriétés dé- signées par des noms abftrairs , nous ont conduits à former différentes clafles où ces objets ont été placés. Mais fouvent tel objet qui par une ou plufieurs de fes propriétés , a été placé dans une clafle, tient à une autre clafie par d'autres pro- priétés , & auroit pu tout auflî bien y avoir fa place. Il relie donc néceflaire- ment de l'arbitraire dans la divifion générale. L'arrangement le plus naturel feroic celui où les objets fe fuccéderoient par les nuances infenfibles qui fervent tout à la fois à les féparer & à les unir. Mais le petit nombre d'êtres qui nous font connus ne nous permet pas de marquer ces nuances. L'Univers n'eft qu'un valle Océan , fur la furface duquel nous appercevons quelques îles plus ou moins grandes , dont la liaifon avec le continent nous efl cachée. „
On pourroit former l'arbre de nos connoiflances en les divifant foit en natu- relles & en révélées , foit en utiles & agréables, foie en fpéculatives & pratiques, foit en évidentes , certaines , probables & fenfibles , foit en connoiflaace des chofes & connoiflance des figneS*, & ainfi à l'mfini. Nous avons choifi une divifion qui nous a paru Tarifaire tout à la fois le plus qu'il efl poffible à l'ordre encyclo- pédique de nos connoilTances & à leur ordre généalogique. Nous devons cette divifion à un Auteur célèbre dont nous parlerons dans la fuite de cette Préface : nous avons pourtant cru y devoir faire quelques cliangemens , dont nous rendrons compte ; mais nous fommes trop convaincus de l'arbitraire qui régnera toujours dans une pareille divifion , pour croire que notre fyftême foit l'unique ou le meil- leur ; il nous fuflîra que notre travail ne foit pas entièrement défapprouvé par les bons efprits. Nous ne voulons point relîembler à cette foule de Naturaliftes qu'un Philofophe moderne a eu tant de raifon de cenfurer ; & qui occupé fans cefle à divifer les produdions de la nature en genre & en efpeces , ont confumé dans ce travail un temps qu'ils auroient beaucoup mieux employé à l'étude de ces pro- duirions même% Que diroit-on d'un architeéte qui ayant à élever un édiEce immenfe, pafleroit toute fa vie à en tracer le plan , ou d'un curieux qui fe propofanc de parcourir un vafle palais , emploieroit tout Ion temps à en obferver l'entrée.'^
Les objets dont notre ame s'occupe , font ou fpirituels ou matériels , ôz notre ame s'occupe de ces objets ou par des idées direéles ou par des idées réfléchies. Le fiftême des connoiflTanccs direiles ne peut confiner que dans la coUeélion purement palive & comme machinale de ces mêmes connoilTances ; c'ell ce qu'on appelle mémoire. La réflexion efl: de deux fortes , nous Pavons déj.\ obfervé ; ou elle raifonne fur les objets des idées direéles , ou elle les imite. Ainfi la mémoire, la raifon proprement dite , & l'imagination , font les trois manières différentes dont notre ame opère fur les objets de fes penfées. Nous ne prenons point ici l'imagination pour la faculté qu'on a de fe repréfenter les objets; parce que cette
DES EDITEURS. xxix
faculté n'eft autre chofe que la mémoire même des objets lenfibles , mémoire qui feroitdans un continuel exercice, fielle n'étoit foulagée par l'invention des fignes. Nous prenons l'imagination dans un fens plus noble & plus précis , pour le talent de créer en imitant.
Ces trois facultés forment d'abord les trois divifions générales de notre fiflême, & les trois objets généraux des connoiffances humaines ; l'Hiftoire qui fe rapporte à la mémoire; la Philofophie , qui eft le fruit de la raifon; ôc les Beaux- Arts, que l'imagination fliit naître. Si nous plaçons la raifon avant l'imagination , cec ordre nous paroît bien fondé, & conforme au progrès naturel des opérations de l'efprit : l'imagination eft une faculté créatrice ; Se l'erprir , avant de fonger à créer , commence par raifonner fur ce qu'il voit & ce qu'il connoît. Un autre motif qui doit déterminer à placer la raifon avant l'imagination , c'eft que dans cette dernière faculté de l'ame , les deux autres fe trouvent réunies jufqu'à un certain point , & que la raifon s'y joint à la mémoire. L'efprit ne crée & n'imagine des objets qu'en tant qu'ils font femblables à ceux qu'il a connus par des idéeS dire-aes & par des fenfations ; plus il s'éloigne de ces objets, plus les êtres qu'il forme font bizarres & peu agréables. Ainfi dans l'imitation de la Nature , l'inven- tion même eft alTujétie à certaines règles, & ce font ces règles qui forment principa- lement la partie philofophique des Beaux Arts , jufqu'à préfent affez imparfaite, parce qu'elle ne peut être l'ouvrage que du génie, & que le génie aime mieux créer que difcuter.
Enfin , fi on examine les progrès de la raifon dans fes opérations fucceffives , on fe convaincra encore qu'elle doit précéder l'imagination dans l'ordre de nos facultés , puifque la raifon, par les dernières opérations qu'elle fait fur les objets conduit en quelque furte à l'imagination ; car fes opérations ne confiftent qu'à créer , pour ainfi dire, des êtres généraux, qui féparés de leur fujetpar abftrac- tion , ne font plus du reflbrt immédiat de nos fens. Auffi la Métaphyfique & la Géométrie font de toute les Sciences qui appartiennent à la raifon , celles ovi l'imaginacion a le plus de part. J'en demande pardon à nos beaux efprits détrac- teurs de la Géomérrie ; ils ne fe croient pas fans doute fi près d'elle , & il n y a. peut-être que la Métaphyfique qui les en fépare. L'imagination dans un Géomètre qui crée, n'agit pas moins que dans un Poète qui invente. Il eft vrai qu'ils opèrent différemment fur leur objet ; le premier le dépouille & l'analyfe , le fécond le compofe Se l'embellir. Il eft encore vrai que cette manière différente d'opérer n'appartient qu'à différentes fortes d'efprits ; & c'eft pour cela que les talents du grand i^>éometre &; du grand Poète ne fe trouveront peut-être jamais enfemble. Mais ibit qu'ils s'excluent ou ne s'excluent pas l'un de l'autre , ils ne font nulle- ment en droit de fe méprifer réciproquement. De tous les grands hommes de l'an-
XXX DISCOURS PRELIMINAIRE
tiquité , Archimede eft peut-être celui qui mérite le plus d'être placé à côté d'Homère. J'efpere qu'on pardonnera cette digreiïion à un Géomètre qui aime fon art , mais qu'on n'accufera point d'en être admirateur outré ; & je reviens à mon
fujet.
La diftribution générale des êtres en fpirituels & en matériels fournit la fub- divifion des trois branches générales. L'Hiiloire & la Philofophie s'occupent éga- lement de CCS deux eipeces d'êtres ; & l'imagination ne travaille que d'après les êtres purement matériels ; nouvelle railon pour placer la dernière dans l'ordre de nos facultés. A la tête des êtres fpirituels efl Dieu, qui doit tenir le premier rang par fa nature, & par le befoin que nous avons de le connoître. Au deflous de cet Etre fuprême font les efprits créés , dont la révélation nous apprend l'exiftence. Enfuite vient l'homme , qui compofé de deux principes , tient par fon ame aux efprits , & par fon corps au monde matériel , & enfin ce vafle Univers que nous appelions le Monde corporel ou la Nature. Nous ignorons pourquoi l'Auteur célèbre qui nous fert de guide dans cette diftribution , a placé la nature avant l'homme dans fon fiftême ; il femble au contraire que tout engage à placer l'hom- me fur le partage qui fépare Dieu & les efprits d'avec les corps.
L'Hiftoire en tant qu'elle fe rapporte à Dieu, renferme ou la révélation ou la tradition , & fe divife fous ces deux points de vue en hiftoire facrée & en hiftoire cccléfiaftique. L'hiftoire de l'homme a pour objet, ou fes aélions ou fes connoif- fances ; & elle eft par conféquent civile ou littéraire , c'eft-à-dire , fe partage entre les grandes nations & les grands génies , entre les Rois & les Gens de Let- tres , entre les Conquerans & les Philofophes. Enfin l'hiftoire de la Nature eft celle des produftions innombrables qu'on y obferve , & forme une quantité de bran- ches prefque égale au nombre de ces diverfes productions. Parmi ces différentes branches, doit être placée avec diftindion l'hiftoire des Arts, qui n'eft autre chofe que l'hiftoire des ufages que les hommes ont faits des produdions de la nature , pour fatis faire à leurs befoins ou à leur curiofité.
Tels font les objets principaux de la mémoire. Venons préfentement à la faculté qui réfléchit & qui raifonne. Les êtres tant fpirituels que matériels furlefquels elle s'exerce , ayant quelques propriétés générales , comme l'exiftence , la poflîbilité , la durée ; l'examen de ces propriétés forme d'abord cette branche de la Philofo- phie , dont tous les autres empruntent en partie leurs principes ; on la nomme l'Ontologie ou Science de l'Etre , ou Métaphyfique générale. Nous defcendons delà aux différens êtres particuliers ; & les divifions que fournit la Science de ces différens êtres , font formées fur le même plan que celles de l'Hiftoire.
La Science de Dieu appelée Théologie a deux branches ; la Théologie natu- relle n'a de connoilTance de Dieu que celle que produit la raifon feule ; connoif-
DES EDITEURS. xxxj
fance qui n'efl pas d'une fort grande étendue : la Théologie révélée tire de l'hif- toire facrée une concoiiTance beaucoup plus parfaite de cet être. De cette même Théologie révélée , réililte la Science des efprits créés. Nous avons cru encore ici devoir nous écarter de notre Auteur. Il nous femble que la Science , confi- dérée comme appartenant à la raifon , ne doit point être divifée comme elle l'a été par lui en Théologie Se en Philofophie ; car la Théologie révélée n'eft autre chofe que la raifon appliquée aux faits révélés : on peut dire qu'elle tient à l'Hif- toire par les dogmes qu'elle enfeigne , & à la Philofophie , par les conféquences qu'elle tire de ces dogmes. Ainfi féparer la Théologie de la Philofophie , ce fe- roit arracher du trône un rejeton qui de lui-même y eft uni. Il femble auflî que la Science de l'efprit appartient bien plus intimement à la Théologie révélée , qu'à la Théologie naturelle.
La première partie de la Science de l'homme ell; celle de l'ame ; & cette Science a pour but, ou la connoiiTance fpéculative de l'ame humaine, ou celle de fes opérations. La connoiflance fpéculative de l'ame dérive en partie de la Théologie naturelle , & en partie de la Théologie révélée , & s'appelle Pneumatologie ou Métaphyfique particulière. La connoiflance de fes opérations fe fubdivife en deux- branches , ces opérations pouvant avoir pour objet , ou la découverte de la vérité ; ou la pratique de laverru. Ladécouyertedela vérité; qui eftle but de la Logique, pvoduit l'art delà tranfmettre aux autres ; ainfi l'ufage que nous faifons de la Lo- gique , eft en partie pour notre propre avantage , en partie pour celui des êtres femblables à nous ; les règles de la morale fe rapportent moins à l'homme ifolé , & le fuppofent nécelTairement en fociété avec les autres hommes.
La Science de la nature n'eft autre que celle des corps : mais les corps ayant des propriétés générales qui leur font communes , telles que l'impénétrabilité , la mo- bilité & l'étendue , c'eft encore par l'étude de ces propriétés que la Science de la nature doit commencer : elles ont , pour ainfi dire , un côté purement iinelleauel , par lequel elles ouvrent un champ immenfe aux fpéculations de l'efprit , & un côte matériel & fenfible par lequel on peut les mefurer. La fpéculation intellec- tuelle appartient à la Phyfique générale , qui n'eft proprement que la Métaphy- lique des corps; & la mefiue eft l'objet des Mathématiques, dont les divifions s'étendent prefque à l'infini.
Ces deux Sciences conduifent à la Phyfique particulière , qui étudie les corps en eux-mêmes , & qui n'a que les individus pour objet. Parmi les corps dont il nous importe de connoître Les propriétés, le nôcre doit tenir le premier rang, & il eft immédiatement fuivi de ceux dont la connoiflance eft le plus néceflTaire à notre confervation: d'où réfulte l'Anatomie , l'Agriculture, la Médecine; & leurs différentes branches. Enfin tous les corps naturels foumis à notre examen , produifent les autres parties innombrables de la Phyfique raifonnée.
xxxii DISCOURS PRELIMINAIRE
La Peinture, la Sculpture, l'Architefture , la Poéfie, la Muiîque , & leurs différentes divifions ,-compofent la troifieme diftribution générale qui naît de l'ima- gination , & dont les parties font comprifes lous le nom de Beaux Arts. On pour- roit aufli les renfermer fous le titre général de Peinture , puifque tous les Beaux Arts fc réduifent à peindre , & ne différent que par les moyens qu'ils emploient; enfin on pourroit les rapporter tous à la Poéfie , en prenant ce mot dans fa figni- fication naturelle , qui n'efl autre chofe qu'invention ou création.
Telles font les principales parties de notre Arbre encyclopédique ; on les trou- vera plus en détail à la fin de ce Difcours Préliminaire. Nous en avons formé une efpecede Carte à laquelle nous avons joint une explication beaucoup plus étendue que celle qui vient d'être donnée. Cette Carte & cette explication ont été déjà publiées dans le Pio/peélus , comme pour prcfientir le goût du Public , nous y avons fait quelques changemens dont il fera facile de s'appercevoir, & qui font le fruit ou de nos réBexions ou des confcils de quelques Phylofophes aflfez bons citoyens pour prendre intérêt à notre Ouvrage. Si le Public éclairé donne fon approbation à ces changemens , elle fera la récompenfe de notre docilité ; & s'il ne les approuve pas , nous n'en ferons que plus convaincus de rimpoffibilité de former un Arbre encyclopédique qui foit au gré de tout le monde.
La divifion générale de nos connoiflances , fuivant nos trois facultés , a cet avantage , qu'elle pourroit fournir aufiîles trois divifions du monde littéraire , en Erudits , Phylofophes & Beaux-Efprits ; en forte qu'après avoir formé l'Arbre des Sciences , on pourroit former fur le même plan celui des Gens de Lettres. La mémoire eft le talent des premiers , la fagacité appartient aux féconds , & les derniers ont l'agrément en partage. Ainfi , en regardant la mémoire comme un commencement de réflexion, & en y joignant la réflexion qui ccmbiae , & celle qui im.ite, on pourroit dire en général que le nombre plus ou moins grand d'idées réfléchies , & la nature de ces idées , conflituent la différence plus ou moins grands qu'il y a entre les hommes ; que la réflexion prife dans le fens le plus étendu qu'on puiflfe lui donner , forme le caraftere de l'efprit, & qu'elle en dif- tingue les différens genres. Du refte les trois e'peces de républiques dans lefquelles nous venons de diUribuer les Gens de Lettres, n'ont pour l'ordinaire rien de commun, que défaire aflez peu de cas les uns des autres. Le Poète & le Phylofophe fe traitent mutuellement d'infenfés, qui fe répaiflent de chimères: l'un & l'autre regardent l'Erudit comme une efpece d'avare , qui ne penfe qu'a amaffer fans jouir , & qui entaflTc fans choix les métaux les plus vils avec les plus précieux ; & l'Erudit qui ne ne voit que des mots par-tout où il ne lit point de faits, méprife le Poëte & le Phylofophe, comme des gens qui fe croient riches, parce que leur dépenfe excède leur fonds.
C'eft
DES EDITEURS. xxxiij
C'efl ainfi qu'on fe venge des avantages qu'on n'a p \ç. Les Gens de Lettres cntendroienc mieux leurs intérêts , fi au lieu de chercher à s'ilblcr , ils reconnoiC- loient le befoin réciproque qu'ils ont do leurs travaux, & les fecours qu'ils en tirent. La lociéié doit l'ans doute aux Beaux-Sfprits fes principaux agrémens , & fes lumières aux Philofophes : mais ni les uns ni les autres ne fencent combien ils font redevables à la mémoire ; elle renterme la matière première de toutes nos conoilTances ; & les travaux del'Erudit ont fouvent fourni au Philolbphe & aa Poëte les fujets fur lefquels ils s'exercent. Lorîque les anciens ont app;lé les Mules filles de la Mémoire, a dit un Auteur moderne, ils fentoient peut-être combien cette faculté de notre ame eft néceflaire à toutes les autres ; & les Ro-' mains lui élevaient des temples , comme à la Fortune.
Il nous rerte à montrer comment nous avons tâché de concilier dans ce Diûion- naire l'ordre encyclopédique avec l'ordre alphabétique. Nous avons employé pour cela trois moyens, le Syllême figuré qui efl: à la tête de l'Ouvrage, la Science à laquelle chaque article fe rapporte , & la manière dont l'article ell traité. On a placé pour l'ordinaire après le mot qui fait le fu jet de l'article, le nom de la Science dont cet article tait partie ; il ne faut plus que voir dans le Syllême figuré quel rang cette Science y occupe , pour connoître la place que l'article doit avoir dans l'Encyclopédie. S'il arrive que le nom de la Science foit omis dans l'article , la ledure fuffira pour connoître à quelle Science il fe rapporte ; & quand nous aurions, par exemple, oublié d'avertir que le mot Bombe appartient à l'arc militaire , & le nom d'une Ville ou d'un pays à la Géographie , nous comptons affez fur l'intelligence de nos ieélears, pour efpérer qu'ils ne feroient pas choqués d'une pareille omiffion. D'ailleurs par la dilpofition des matières dans chaque arti- cle , fur-tout lorlqu'il elt un pau étendu , on ne pourra manquer de voir que cet article tient à un autre qui dépend d'une Science différente, celui-là à un troifieme, & ainfi de fuite. On a tâché que l'exaditude &la fréquence des renvois ne laifTâc là defîus rien àdéfirer ; car les renvois dans ce Diftionnaire ont cela de particu- lier , qu'ils fervent principalement à indiquer la liaifon des m.atieres ; au lieu que dans les autres ouvrages de cette efpece , ils ne font dellinés qu'à expliquer un article par un autre. Souvent même nous avons omis le renvoi , parce que les termes d'Art ou de Science fur lefquels il auroit pu tomber, fe trouvent expli- qués à leur article, que le ledeur ira chercher de lui-même. C'efi fur-tout dans les articles généraux des Sciences , qu'on a tâché d'expliquer les fecours mutuels qu'elles fe prêtent. Ainfi trois chofes forment l'ordre encyclopédique ; le nom de la Science à laquelle l'article appartient ; le rang de cette Science dans l'A^-bre , la liaifon de l'article avec d'autres dans la même Science ou dans une Science diffé- rente ; liaifon indiquée par les renvois , ou facile à fentir an moyen des termes - Tome I. e
xxxiv DISCOURS PRELIMINAIRE
techniques expliqués fuivant leur ordre alphabétique. 11 ne s'agit point ici des rai- fons qui nous ont fait préférer dans cet Ouvrage l'ordre alphabétique à tout autre ; nous les expoferons plus bas , lorfque nous envifagerons cette collection comme Didlionnaire des Sciences & des Arts.
Au relie, fur la partie de notre travail, qui confifte dans l'ordre encyclopédi- que , & qui eft plus deftinée aux gens éclairés qu'à la multitude, nous obferverons deux chofes: la première, c'eft qu'il feroit fouvent abfurde de vouloir trouver une liaifon immédiate entre un article de ce Diélionnaire & un autre article pris à vo- lonté; c'efl: ainfi qu'on chercheroit en vain par quels liens fecrets Seéiion conique peut être rapprochée à! Accufatif. L'ordre encyclopédique ne fuppofe point que toutes les Sciences tiennent diredement les unes aux autres. Ce font des branches qui partent d'un même tronc, favoir de l'entendement humain. Ces branches n'ont fouvent entr'elles aucune liaifon immédiate, 5c plufieurs ne font réunies que par le tronc même. Ainfi SeSlion conique appartient à la Géométrie , la Géométrie conduit à la Phyfique particulière, celle-ci à la Phyfique générale , la Phyfique générale à la Métaphyfique ; & la Métaphyfique eft bien près de la Grammaire à laquelle le mot Accufatif appartient. Mais quand on eft arrivé à ce dernier terme par la route que nous venons d'indiquer, on fe trouve fi loin de celui d'où l'on eft parti , qu'on l'a tout-à-fait perdu de vue.
La féconde remarque que nous avons à faire , c'eft qu'il ne faut pas attribuer à notre Arbre encyclopédique plus d'avantage que nous ne prétendons lui en donner. L'ufage des divifions générales eft de raflembler un fort grand nombre d'objets ; mais il ne faut pas croire qu'il puilîe fuppléer à l'étude de ces objets m.êmes. C'eft une efpece de dénombrement des connoillances qu'on peut acquérir ; dénombre- ment frivole pour qui voudroit s'en contenter , utile pour qui défire d'aller plus loin. Un feul article raifonné fur un objet particulier de Science ou d'Art , ren- ferme plus de fubftance que toutes les divifions & fubdivifions qu'on peut faire des termes généraux ; & pour ne point fortir de la comparaifon que nous avons tirée plus haut des Cartes géographiques , celui qui s'en ticndroit à l'Arbre ency- clopédique pour toute connoiflance , n'en fauroit guère plus que celui qui pour avoir accpis par les Mappemondes une idée générale du globe & de fes parties principales , fe fiatteroit de connoître les différcns peuples qui l'habitent , & les Etats particuliers qui le compofent. Ce qu'il ne faut point oublier fur-tout, en confidérant notre Syftême figuré , c'eft que Tordre encyclopédique qu'il préfente eft très-différent de l'ordre généalogique des opérations de l'efprit; que les Sciences qui s'occupent des êtres généraux , ne font utiles qu'autant qu'elles mènent à celles dont les êtres particuliers font l'objet ; qu'il n'y a véritablement que ces êtres par- ticuliers qui exiftent ; & que fi notre efprit a créé des êtres généraux, c'a été pour
nnS EDITEURS. XXXV
pouvoir érudier plus facilement l'une après l'autre les propriétés qui par leurnature exillent à la fois dans une même fubftance , & qui ne peuvent pliyfiquement être réparées. Ces réflexions doivent être le fruit <5c le réfultat de tout ce que nous avons dit jufqu'ici; Ôc c'eft auifi par elles que nous terminerons la première Partie de ce Dilcours.
Nous ALLONS préfentement confidérer at Ouvrage comme D'iélionnaire rai- fonné des Sciences & des Arts. L'objet efl d'autant plus important, que c'eft fans doute celui qui peut intéreffer davantage la plus grande partie de nos lefteurs , & qui pour être rempli , a demandé le plus de foins & de travail. Mais avant que d'entrer furcefujet dans tout le détail qu'on eft en droit d'exiger de nous, il ne fera pas inutile d'examiner avec quelque étendue l'état préfent des Sciences & des Arts , & de montrer par quelle gradation l'on y eft arrivé. L'expofition métaphyfique de l'origine & de la liaifon des Sciences nous a été d'une grande utilité pour en former l'Arbre encyclopédique ; l'expofition hiftorique de l'ordre dans lequel nos con- roiflances fe font fuccédées , ne fera pas moins avantageufe pour nous éclairer nous-mêmes fur la manière dont nous devons tranfmettre ces connoifTances à nos lefteurs. D'ailleurs l'hiftoire des Sciences eft naturellement liée à celle du petit nombre de grands génies, dont les Ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi les hommes ; & ces ouvrages ayant fourni pour le nôtre les fecours géné- raux , nous devons commencer à en parler avant de rendre compte dçs fecours particuliers que nous avons obtenus. Pour ne point remonter trop haut , fixons- nous à la renaiflance des Lettres.
Quand on confidere les progrès de l'efprit depuis cette époque mémorable , on trouve que ces progrès fe font faits dans l'ordre qu'ils dévoient naturellement fui- vre. On a commencé par l'Erudition, continué par les Belles-Lettres, & fini par la Philofophie. Cet ordre diffère à la vérité de celui que doit obferver l'homme abandonné à fes propres lumières , ou borné au commerce de fes contemporains , tel que nous l'avons principalement confidéré dans la première Partie de ce Dil- cours ; en effet , nous avons fait voir que l'efprit ifolé doit rencontrer dans fa route la Philofophie avant les Belles-Lettres. Mais en fortant d'un long intervalle d'ignorance que des fiecles de lumière avoient précédé , la régénération des idées , fî on peut parler ainfi , a dû nécefiairement être différente de leur génération pri- mitive. Nous allons tâcher de le faire fentir.
Les chefs-d'œuvre que les Anciens ^ous avoient laifles dans prefque tous les genres , avoient été oubliés pendant douze fiecles. Les principes des Sciences & des Arts étoient perdus, parce que le beau & le vrai qui femblent fe montrer de toute part aux hommes , ne les frappent guère à moins qu'Us n'en foienc avertis,
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xxxvj DISCOURS PRELIMINAIRE
Ce n'efl pas que ces temps malheureux aient été plus ftériles que d'autres en génies rares ; la nature eft toujours la même. Mais que pouvoient faire ces grands hommes, fcraés de loin à loin comme ils le font toujours, occupés d'objets diffé- rens , & abandonnés fans culture à leurs feules lumières ? Les idées qu'on acquiert par la lecture & la fociété, font le germe de prefque routes les découvertes. C'ell vn air que l'on refpire fans y penfer , & auquel on doit la vie ; &; les hommes dont nous parlons étoient privés d'un tel fecours. Ils refiembloient aux premiers créateurs des Sciences & des Arts, que leurs illuftres fuccclleurs ont fait oublier, & qui précédés par ceux-ci les auroient fait oublier de même. Celui qui trouva le premier les roues & les pignons , eût inventé les montres dans un autre fiecle ; & Crerbert placé au temp^-d'Archimede l'auroit peut-être égalé.
Cependant la plupart des beaux Efprits de ces temps ténébreux fe faifoienc appeler Poètes ou Philofophes. Que leur en coûroit-il en effet pour ufurper deux titres dont on fe pare à fi peu de frais , & qu'on fe fiatte toujours de ne guère de- voir à des lumières empruntées ? Ils croyoicnt qu'il étoit inutile de chercher des modèles de la Poéfie dans les Ouvrages des Grecs & des Romains dont la Langue ne fe parloit plus ; & ils prenoient pour la véritable Philofophie des Anciens une tradition barbare qui la défiguroit. La Poéfie fe réduifoit pour eux à un mécanifme puérile : l'examen approfondi de la nature, & la grande étude de l'homme, étoienc remplacés par mille queftions frivoles fur des êtres abftraits & métaphyfiques ; qiieftions dont la Iblution , bonne ou mauvaife , demandoit fouvent beaucoup de fubtilité, & par conféquent un grand abusdel'efprit. Qu'on joigne h ce défordre i'état d'efclavage où prefque toute l'Europe étoit plongée , les ravages de la fu- perAition qui naît de l'ignorance , & qui la reproduit à fon tour : & l'on verra que rien ne manquoit aux obfiacles qui éloignoient le retour de la raifon & du goût ; car il n'y a que la liberté d'agir & de penfer qui foit capable de produire de grandes chofcs, & elle n'a befoin que de lumières pour fe préferver des excès.
Auln fallut-il au genre humain, pour fortir de la barbarie, une de ces révolu- tions qui font prendre à la terre une face nouvelle : l'Empire Grec eft détruit , fa ruine fait refluer en Europe le peu de connoiiTances qui rcftoient encore au monde: l'invention de l'Imprimerie, la protection de Médicis & de François I, ranimenc les efprifs ; & la lumière renaît de toutes parts.
L'étude des Langues Se de l'Hiftoire abandonnée par nécc(îîré durant les fiecles d'ignorance fut la première à laquelle on fe livra. L'e'prit hum-iin fe trouvoit , au fortir de la barbarie , dans une efpece d'enfence , avide d'accumuler des idées , & incapable pourtant d'en acquérir d'abord un certain ordre par l'efpcce d'engour- diflcment où les facultés de l'ame avoient été/i l'ong-temps. De toutes ces fa- cultés , la mémoire fut celle que l'on cultiva d'abord , parce qu'elle eft la plus
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facile à fatisfaire , & qu» les connoiflances qu'en obtient par fon Iccours , font celles qui peuvent le plus uifément être entaflëes. On ne commença donc point par étudier la Nature , ainfi que les premiers hommes avoient dû faire ; on jouillbit d'un lecôurs dont ils ctoient dépourvus , celui des Ouvrages des Anciens , que là générofité des Grands & l'impreflîon commençoit à rendre communs : on croyoic n'avoir qu'à lire pour devenir liivant ; & il eft bien plus aifé de lire que de voir. Ainfi, on dévora fans diltinûion tout ce que les Anciens nous avoient laiffé dans chaque genre : on les traduifit , on les commenta ; & par une efpece de reconnoif- fancc on le mit à les adorer fans connoitre à beaucoup près ce qu'ils valoient.
Delà cette foule d'Erudits, profonds dans les Langues favantes jufqu'à dédaigner la leur , qui , comme l'a dit un Auteur célèbre , connoifToient tout dans les An- ciens, hors k grâce {:< la fincfie, & qu'un vain étalage d'érudition rendoit li or- gueilleux , parce que les avahtages qui coûtent le moins font afîez fouvent ceux dont on aime le plus à fe parer. C'étoit une efpece de grands Seigneurs qui , fans re.iïembler par le mérite réel à ceux dont ils tenoient la vie , tiroient beaucoup de vanité de croire leur appartenir. D'ailleurs cette vanité n'étoit point fans quelque efpece de prétexte. Le pays de l'érudition & des faits ell inépuifable ; on croit , pour ainfi dire , voir tous les jours augmenter fa fubflance par les acquifitions que l'on y fait fans peine. Au contraire le pays de la raifon & des découvertes eft d'une allez petite étendue ; & fouvent au lieu d'y apprendre ce que l'on io-no- roit , on ne parvient à force d'étude qu'à défaprendre ce qu'on crovoit favoir. C'eft pourquoi, à mérite fort inégal, un Erudit doit être beaucoup plus vain qu'un Philofophe , & peut-être qu'un Poéce : car l'efprit qui invente eft toujours mécon- tent de fes progrès, parce qu'il voit au delà; & les plus grands génies trouvent fouvent dans leur amour-propre même un juge fecret , mais févere , que l'ap- probation des autres fait taire pour quelques inftans , mais qu'elle ne parvient jamais à corrompre. On ne doit donc pas s'étonner que les Savans dont nous parlons miiTent tant de gloire à jouir d'une fciencc hériflee , fouvent ridicule , & quelquefois barbare.
Il eft vrai que notre fiecle qui fe croit deftiné à changer les lois en tout genre , & à faire juftice, ne penfe pas fort avantageufement de ces hommes autrefois fi, célèbres. C'eft une efpece de mérite aujourd'hui que d'en faire peu de cas ; & c'eft même un mérite que bien des gens fe contentent d'avoir. Il femble que "par le mépris que l'on a pour ces Savans , on cherche à les punir de reftime outrée qu'ils faifoient d'eux-mêmes, ou du fuffrage peu éclairé de leurs contemporains; & qu'en foulant aux pies ces idoles , on veuille en faire oublier jufqu'aux noms. Mais tour excès eft injufte. JouiÏÏbns plutôt avec reconnoilTance du travail de ces hommes laborieux. Pour nouî mettre à portée ô'exrraiie des Ouvrages des Anciens
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tout ce qui pouvoit nous erre utile , il a fallu qu'ils en tiralTent auffi ce qui ne l'étoit pas : on ne fauroit tirer l'or d'une mine fans en faire fortir en même temps beaucoup de matières viles ou moins précieufes ; ils auroient fait comme nous la réparation , s'ils étoienc venus plus tard. L'Erudition étoit donc nécellaire pour nous conduire aux Belles-Lettres.
En effet, il ne fallut pas fe livrer long-temps à la lefture des Anciens , pour fe convaincre que dans ces Ouvrages même où l'on ne cherchoit que des faits & des mots, il y avoit mieux à apprendre. On apperçut bientôt les beautés que leurs auteurs y avoient répandues ; car fi les hommes, comme nous l'avons dit plus haut , ont befoin d'être avertis du vrai , en récompenfe ils n'ont befoin que de l'être. L'admiration qu'on avoit eue jufqu'alors pour les Anciens, ne pouvoit être plus vive : mais elle commença à devenir plus jufte. Cependant elle étoit encore bien loin d'être raifonnable. On crut qu'on ne pouvoit les imiter qu'en les copiant fervilement , & qu'il n'étoit poffible de bien dire que dans leur Langue. On ne penfoit pas que l'étude des mots eft une efpece d'inconvénient paffager, néceflaire pour faciliter l'étude des chofes, mais qu'elle devient un mal réel, quand elle la retarde ; qu'ainfi on auroit dû fe borner à fe rendre familiers les Auteurs Grecs &
. Romains , pour profiter de ce qu'ils avoient penfé de meilleur ; & que le travail auquel il falloir fe livrer pour écrire dans leur Langue , étoit autant de perdu
.pour l'avancement de la raifon. On ne voyoit pas d'ailleurs , que s'il y a dans les Anciens un grand nombre de beautés de ftyle perdues pour nous , il doit y avoir auffi par la même raifon bien des défauts qui échappent , & que l'on court rif- que de copier comme des beautés ; qu'enfin tout ce qu'on pourroit efpérer par l'ufage fervile de la Langue des Anciens , ce feroit de fe faire un flyle bizarre- ment alTorti d'une infinité de ftyles différens , très - corred & admirable même pour nos m.odernes , mais que Ciceron ou Virgile auroient trouvé ridicule. C'eft ainfi que nous ririons d'un Ouvrage écrit en notre Langue, & dans lequel l'Auteur auroit rafifemblé des phrafes de BoflTuet , de la Fontaine , de la Bruyère , & de Racine , perfuadé avec raifon que chacun de ces Ecrivains en particulier eft un excellent modèle.
Ce préjugé des premiers Savans a produit dans le feizieme fiecle une foule de Poètes , d'Orateurs , & d'Hiftoricns larins , dont les Ouvrages , il faut l'avouer , tirent trop fouvent leur principal mérite d'une latinité dont nous ne pouvons guère juger. On peut en comparer quelques-uns aux harangues de la plupart de nos Rhéteurs , qui vides de chofes , & femblables à des corps fans fubflances , n'auroient befoin que d'être mifes en françois pour n'être lues de perfonne.
Les Gens de Lettres font enfin revenus peu-à-peu de cette efpece de manie. Il y a apparence qu'on doit leur changement , du moins en partie , à la protedion des
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Grands , qui font bien ailes d'êcrefavaiis , à condition de le devenir fans peine , & qui veulent pouvoir juger fans étude d'un Ouvrage d'efprit, pour prix des bienfaits qu'ils promettent à l'Autour, ou de l'amitié dont ils croient l'honorer. On com- mença à fentir que le beau , pour être en Langue vulgaire , ne perdroit rien de Ces avantages ; qu'il acquéroit même celui d'être plus facilement faifi du commun des hommes , & qu'il n'y avoit aucun mérite à dire des chofes communes ou ridicules dans quelque langue que ce fût, & à plus forte railbn dans celles qu'on dévoie parler le plus mal. Les Gens de Lettres penferciitdonc à perfeélionner les Langue? vulgaires; ils cherchèrent d'abord à dire dans ces Langues ce que les Anciens avoient dit dans les leurs. Cependant par une fuite du préjugé dont on avoit eu tant de peine à fe défaire , au lieu d'enrichir la Langue Françoife , on commença par la défigurer. Ronfard en fit un jargon barbare, hérilTé de Grec & de Latin : mais heu- reufement il la rendit aflez méconnoifîable, pour qu'elle en devînt ridicule. Bientôt l'on fentit qu'il falloit tranfporter dans notre Langue les beautés & non les mots des Langues anciennes. Réglée & perfeftionnée par le goût , elle acquit alTez promp- tement une infinité de tours & d'expreffions heurcufes. Enfin on ne fe borna plus à copier les Romains &les Grecs , ou même à les imiter ; on tâcha de les furpaflfer, s'il étoit pofTible ,& de penfer d'après foi. Ainfi l'imagination des Modernes rena- quit peu-à-peu de celle des Anciens ; & l'on vit éclore prefqu'en même temps tous les chefs-d'œuvre du dernier fiecle, en Eloquence, en Hiftoire , enPoéfie , & dans les différens genres de littérature.
Malherbe, nourri de la levure des excellens Poètes de l'antiquité, & prenant comme eux la Nature pour modèle , répandit le premier dans notre Poéfie une harmonie & des beautés auparavant inconnues. BALZAC , aujourd'hui trop mé- prile , donna à notre Profe de la nobleife & du nombre. Les Ecrivains de PoRT- ROYAL continuèrent ce que Balzac avoit commencé, ils y ajoutèrent cette préci- fion , cet heureux choix des termes , & cette pureté qui ont confervé jufqu'à préfent à la plupart de leurs Ouvrages un air moderne & qui les diftinguent d'un grand nombre délivres furannés , écrits dans le mêm.e temps. CORNEILLE, après avoir facrlfié pendant quelques années au mauvais goût dans la carrière dramatique, s'en affranchit enfin ; il découvrit parla force de fon génie, bien plus que par la lefture, les lois du Théâtre, & les expofa dans fes Difcours admirables fur la Tragédie , dans fes réflexions fur chacune de fes pièces , mais principalement dans fes pièces mêmes. Racine s ouvrant une autre route, fitparoître furie Théâtre une paflîon que les Anciens n'y avoient guère connue ; & développant les relTorts du cœur humain, joignit à une élégance & une vérité continues quelques traits de fublime. Despreaux dans fon art poétique, fe rendit l'égal d'Horace en l'imitant, Molière par la peinture fine des ridicules & des mœurs de fon temps , lailTa biea
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loin derrière lui la Comédie ancienne. Xa Fontaine fit prelque oublier Efope &
Phèdre ; & Bossuet allafe placera côté de Démollhene.
Les Beaux-Arts font tellement unis avec les Belles-Lettres , que le même goût qui cultive les unes , porte auflî à perfectionner les autres. Dans le même temps que notre littérature s'enrichiflbit par tant de beaux Ouvrages , PoussiN faifoit les tableaux, & PuGET fes ftatues ; Le Sueur peignoir le cloîcte des Charrreux, & Le Brun les batailles d'Alexandre ; enfin LULLI , créateur d'un chant propre à notre langue , rendoit par fa Mufique aux Poèmes de Q_UINAULT l'immortalité qu'elle en recevoir.
11 faut pourtant avouer que la renailTance de la Peinture & delà Sculpture avoir été beaucoup plus rapide que celle de la Poéfie ôz de la Mufique ; (5c la raifon n'en efû pas difficile à appercevoir. Dès qu'on commença à étudier les Ouvrages des Anciens en tout genre , les chefs-d'œuvre antiques qui avoient échappé en aflez grand nombre à la fuperftition & à la barbarie , frappèrent bientôt les yeux des /irtifles éclairés ; on ne pouvoir imiter les Praxiteles & les Phidias , qu'en faifanc exadement comme eux ; & le talent n'avoit befoin que de bien voir : aulTi Raphaël & Michel-ange ne furent pas long- temps fans porter leur arr a un point de perfeftion , qu'on n'a point encore palTé depuis. En général, l'objet de la Peinture Se de la Sculpture étant plus du refl'ort des fens , ces Arts ne pouvoienc manquer de précéder la Poéfie , parce que les fens ont dû être plus promptemenc affcûésdes beautés fenfibles & palpables des ftatues anciennes , que l'imagination n'a dû appercevoir les beautés intelleduelles & fugitives des anciens Ecrivains. D'ailî^urs , quand elle a commencé à les découvrir , l'imitation de ces mêmes beautés , imparfaite par fa fervicude &par la Langue étrangère dont elle fe fervoir, n'a pu manquer de nuire aux progrès de l'imagination même. Qu'on fuppofe pour un moment nos Peintres & nos Sculpteurs privés de l'avantage qu'ils avoienc de mettre en œuvre la même naatiere que les Anciens : s'ils eullent , comme nos littérateurs , perdu beaucoup de temps à rechercher & à imiter mal cette matière^ au lieu de fonger à en employer une autre , pour imiter les ouvrages même qui faifoicnt l'objet de leur admiration , ils auroient fait fans doute un chemin beau- coup moins rapide , & en feroient encore à trouver le marbre.
A l'égard de la Mufique , elle a dû arriver beaucoup plus tard à un certain degré de pei-feftion , parce que c'eft un art que les Modernes ont été obligés de créer. Le temps a détruit tous les modèles que les Anciens avoienc pu nous laiffer en ce genre ; & leurs Ecrivains , du moins ceux qui nous relient , ne nous ont tranfmis furcefujet que des connoiflances trèsobfcures , ou des hiftoires plus propres À nous étonner qu'à nous iniiruire. Auflî plufieurs de nos Savans , poufîes peut-être par une efpece d'amour de propriété , ont prétendu que nous avons
porté
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•porté cet art beaucoup plus loin que les Grecs ; prétention que le défaut de ino- numens rend auffi difficile à appuyer qu'à détruire , & qui ne peut être qu'afllz foiblemeat combattue par les proJiges vrais ou fuppofés de la Mufique ancienne. Peur-être feroit-il permis de coiijeâarér , avec quelque vrailemblance , que cette Mufique étoit tout-à-fait différente de la nôtre, & que fi l'ancienne étoit lupérieure par la mélodie , l'harmonie donne à la moderne des avantages.
Nous ferions injuftes, fi à l'occafion du détail où nous venons d'entrer , nous ne reconnoiffions point ce que nous devons à l'Italie ; c'ell d'elle que nous avons re^u les Sciences , qui depuis ont frudlifié fi abondamment dans toute l'Europe ; c'efl à elle fur-tout que noutj devons les Beaux-Arts & le bon goût , dont elle nous a fourni un grand nombre de modèles inimitables.
Pendant que les Arts & les Belles- Lettres étoient en honneur , il s'en falloit beaucoup que la Philofophie fît le même progrès , du moins dans chaque nation prife en corps ; elle n'a reparu que beaucoup plus tard. Ce n'eft pas qu'au fond il foit plus aifé d'exceller dans les Belles-Lettres que dans la Philofophie ; la fupé- riorité en tout genre eft également difficile à atteindre. Mais la ledure des Anciens devoit contribuer plus promptement à l'avancement des Belles-Lettres & du bon goût, qu'à celui des Sciences naturelles. Les beautés littéraires n'ont pas befoin d'être vues long-temps pour être fenties : & comme les hommes fentent avant que depenfer , ils doivent par la même raifon juger ce qu'ils fentent avant de juger ce qu'ils penfent. D'ailleurs, les Anciens n'étoient pas à beaucoup près fi parfaits comme Philoiophes que comme Ecrivains. En effet, quoique dans l'ordre de nos idées les premières opérations de la raifon précèdent les premiers efforts de l'ima- gination , celle-ci , quand elle a fait les premiers pas , va beaucoup plus vite que l'autre: elle a l'avantage de travailler fur des objets qu'elle enfante ; au lieu que la raifon forcée de fe borner à ceux qu'elle a devant elle , 5c de s'arrêter à chaque inftant , ne s'épuife que trop fouvent en recherches infrudueufes. L'univers 5c les réflexions font le premier livre des vrais Philofophes , & les Anciens l'avoient fans doute étudié : il étoit donc néceffaire de faire comme eux ; on ne pouvoit fuppléer a cette étude par celle de leurs ouvrgiges , dont la plupart avoient été détruits , & & dont un petit nombre mutilé par le temps ne pouvoit nous donner fur une matière auffi valle que des notions fort incertaines & fort altérées.
La Scholaflique, qui compofoit toute la Science prétendue des fiecles d'igno- rance , nuifoit encore au progrès de la vraie Philofophie dans ce premier fiecle de lumière. On étoit perfuadé depuis un temps, pour ainfi dire , immémorial , <]u'on poffédoit dans toute fa pureté la dodrine d'Ariftote , commentée par les Arabes , & altérée par mille additions abfurdes ou puériles ; & on ne penfoit pas même à s'affurer fi cette Philofophie barbare étoit réellement celle de ce grand Tumg I, f
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homme , tant on avoit conçu de refpe£l pour les Anciens. C'eft ainfi qu'une foule de peuples nés & affermis dans leurs erreurs par l'éducation , fe croient d'autant plus fincérement dans le chemin de la vérité , qu'il ne leur efl; même jamais venu en penfée déformer fur cela le moindre doute. Auffi , dans le temps que pluficuts Ecrivains , rivaux des Orateurs & des Poètes Grecs , mar<. hoient à côté de leurs modèles, ou peut-être même les furpafloient, la Fhilofophie Greque , quoique fort imparfaite , n'étoit pas même bien connue.
Tant de préjugés qu'une admiration aveugle pour l'antiquité contribuoit à entretenir, fembloient fe fortifier encore par l'abus qu'ofoient faire de la foumiffion des peuples quelques Théologiens peu nombreux, mais puiiïans : je dis peu nom- breux, car je fuis bien éloigné d'étendre à un Corps refpedable & très-éclairé une accufation qui fe borne à quelques-uns de fes membres. On avoit permis aux Poètes de chanter dans leurs Ouvrages les divinités du Paganifme , parce qu'on étoit perfuadé avec raifon que les noms de ces divinités ne pouvoient plus être qu'un jeu dont on n'avoit rien à craindre. Si d'un côté la religion des Anciens , qui animoit tout, ouvroit un vafte champ à l'imagination des beaux Efprits ; de l'autre, les principes en étoient trop abfurdes, pour qu'on appréhendât de voir refliifciter Jupiter & Pluton par quelque fede de Novateurs. Mais l'on craignoit , ou l'on paroilToit craindre , les coups qu'une raifon aveugle pouvoir porter au Chriftianifme. Comment ne voyoit-on pas qu'il n'avoit point à redouter une atta- que aufli foible ? Envoyé du ciel aux hommes , la vénération fi jufte & fi ancienne que les Peuples lui témoignoient, avoit été garantie pour toujours par lespromeffes de Dieu même. D'ailleurs , quelque abfurde qu'une religion puifie être (^reproche que l'impiété feule peut faire à la nôtre ) ce ne font jamais les Philofophes qui la détruifent : lors même qu'ils enfeignent la vérité , ilsfe contentent de la montrer , fans forcer perfonne à la reconnoître; un tel pouvoir n'appartient qu'à l'Etre tout-puiiïant : ce font les hommes infpirés qui éclairent le peuple , & les enthou- fiaftes qui l'égarent. Le frein qu'on efl obligé de mettre à la licence de ces derniers ne doit point nuire à cette liberté fi néceffaire à la vraie Philofophie , & dont la religion peut tirer les plus grands avantages. Si le Chriftianifme ajoute à la Philo- fophie les lumières qui lui manquent, s'il n'appartient qu'à la Grâce de foumettre les incrédules , c'efl à la Philofophie qu'il efl réfervé de les réduire au filence ; & pour alTurer le triomphe de la Foi , les Théologiens dont nous parlons n'avoienc qu'à faire xifage des armes qu'on auroit voulu employer contre elle.
Mais parmi ces mêmes hommes, quelques-uns avoient un intérêt beaucoup plus réel de s'oppofer à l'avancement de la Philofophie. FaufTement perfuadés que la croyance des peuples efl d'autant plus ferme , qu'on l'exerce fur plus d'objets différens , ils ne fe contcntoient pas d'exiger pour nos Myfleres la foumiflîon qu'ils
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méritent , Us cherchoicnt à ériger en dogmes leurs opinions particulières ; & c'étoic CCS opinions mêmes , bien plus que les dogmes , qu'ils vouloicnt mettre en sûreté. Par là ils auroient porté à la religion le coup le plus terrible, fi elle eût été l'ouvrage des hommes ; car il étoit à craindre que leurs opinions étant une fois reconnues pour fauffes , le peuple qui ne dircerne rien , ne traitât de la même manière les vérités avec lefquelles on avoit voulu les confondre.
D'autres Théologiens de meilleure foi, mais aufli dangereux, fe joignoient à ces premiers par d'autres motifs. Quoique la religion foit uniquement deftinée à régler nos mœurs & notre foi, ils la croyoient faite pour nous éclairer auffi fur le fyftême du monde , c'eft-à-dire , fur ces matières que le Tout-Puiffant a expreflement abandonnées à nos difputes. Ils ne faifoienc pas réflexion que les livres facrés & les Ouvrages des Pères , faits pour montrer au peuple comme aux Philofophes ce qu'il faut pratiquer & croire, ne dévoient point, fur les queftions indifférentes, parler un autre langage que le peuple. Cependant le defpotifrae théo- logique ou le préjugé l'emporta. Un tribunal devenu puiiTant dans le Midi de l'Europe, dans les Indes, dans le nouveau Monde, mais que la Foi n'ordonne point de croire , ni la charité d'approuver , & dont la France n'a pu s'accoutumer encore à prononcer le nom fans effroi , condamna un célèbre Aftronome , pour avoir foutenu le mouvement delà Terre, & le déclara hérétique, à-peu-près comme le Pape Zacharie avoit condamné quelques fiecles auparavant un Evêque, pour n'avoir pas penfé comme St. Auguftin fur les antipodes , & pour avoir deviné leur exiftence fix cens ans avant que Chriftophe Colomb les découvrît. C'efl ainfî que l'abus de l'autorité fpirituelle réunie à la temporelle forçoit la raifon au filence ; & peu s'en fallut qu'on ne défendît au genre humain de penfer.
Pendant que des Adverfaires peu inilruits ou mal-intentionnés faifoient ouver- tement la guerre à la Philofophie , elle fe réfugioit , pour ainfi dire, dans les Ou- vrages de quelques grands hommes , qui , fans avoir l'ambition dangereufe d'arracher le bandeau des yeux de leurs contemporains, préparoient de loin dans l'ombre & le filence la lumière dont le monde devoit être éclairé peu-à-peu & par degrés infenfibles.
A la tête de ces illuftres perfonnages , doit être placé l'immortel Chancelier d'Angleterre, FrANçOIs BaCON, dont les Ouvrages fi juflement eftimés, & plus eftimés pourtant qu'ils ne font connus , méritent encore plus notre lecture que nos éloges. A confidérer les vues faines & étendues de ce grand homme , la multitude d'objets fur lefquels fon efprit s'eft porté, la hardiefle de ion llyle qui réunit par- tout les plus fublimes images avec la préci fion la plus rigoureufe , on feroit tenté de le regarder comme le plus grand, le plus univerfel , & le plus éloquent des f hilofophes. Bacon , né dans le fein de la nuit la plus profonde , fentit que la
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Philofophle n'étoit pas encore, quoique bien des gens fans doute fe fiattaflent d'y exceller; car plus un fieclc eft grofTier , plus il fe croit inîlruit de tout ce qu'il peut favoir. Il commença donc par envllager d'une vue générale les divers objets de toutes les Sciences naturelles; il partagea ces Sciences en différentes branches, dont il fit l'cnurriération la plus exafte qu'il lui fut poflîble ; il examina ce que l'on favoit déjà fur chacun de ces objets, & fit le catalogue immenfe de ce qui reftoit à découvrir : c'eft le but de fon admirable Ouvrage de la dignité 0 de l'ac- croijfement des connoijfances- humaines. Dans fon nouvel organe des Sciences , il perfeûionne les vues qu'il avoit données da-ns le premier Ouvrage ; illes porte plus loin , & fait connoître la néceflîté de la Phyfique expérimentale, à laquelle on ne penfoit point encore. Ennemi des fyflémes ,. il n'envifage la Philofophie que comme cette partie de nosconnoilTances, qui doit contribuer à nous rendre meil- leurs ou plus heureux : il femble la borner à la Science des chofes utiles , & re- commande par tout l'étude de la Nature. Ses autres écrits font formés fur le même plan ; tout, jufqu'à leurs titres , y annonce l'homme de génie, l'efpritqui voit en grand. Il y recueille des faits, il y compare des expérierrces , il en indique un grand nombre à faire; il invite les Savans à étudier & à perfeélionner les Arts, qu'il regarde comme la partie la plus relevée & la plus effentielle de la Sciense humaine : il expofe avec une fimplicité noble^'.f conjeéiures & (es penfées fur les différens objets dignes d'intéreiTer les hommes ; & il eût pu dire, comme ce vieillard de Térence , que rien de ce qui touche l'humanité ne lui étoit étranger. Science de la Nature , Morale , Politique, Economique, tout femble avoir été du reflbrc de cet efprit lumineux. & profond; & l'on ne fait ce qu'on doit le plus admirer, ou des richefles qu'il répand fur tous les fujets qu'il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle. Ses écrits, ne peuvent être mieux comparés qu'à ceux d'Hip- pocrate fur la Médecine ; & ils ne feroient ni moins admirés ni moins lus , fi la culture de l'efprit étoit auffi chère au genre humain que la confervation delà fanté. Mais il n'y a que les Chefs' de fefte en tout genre dont les Ouvrages puiffenc avoir un certain éclat ; Bacon n'a pas été du nombre , & la forme de fa philoio- phie s'y oppofoit. Elle étoit trop fage pour étonner perfonne ; la Scholaftique qui dominoit de fon temps , ne pouvoit être renverfée que par des opinions hardies & nouvelles ; & il n'y a pas d'apparence qu'un Philofophe , qui fe contente de dire aux hommes , voilà le peu que vous ave^ appris , voici ce qui vous rejîe à cher~ cher , foit defliné à faire beaucoup de bruit parmi fes contemporains. Nous ofe- rions même faire quelque reprocha au Chancelier Bacon d'avoir été peut-être trop timide , fi nous ne favions avec quelle retenue , & pour ainfi dire , avec quelle fuperftition , on doit juger un génie fi fublime. Quoiqu'il avoue que les Scholafti- ques oot énervé les Sciences par leurs queflions minutieufes , & que l'efpric doiç
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facrifier rétude des êtres généraux à celle des objets particuliers,, il femBle pour- tant par l'emploi fréquent qu'il fait des termes de l'Ecole , quelquefois même par celui des principes fcholaftiques , & par des divifions & fubdivifioas dont l'u- fage étoit alors fort à la mode , avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de fon fiecle. Ce grand homme , après avoir brilé tant de fers , étoit encore retenu par quelques chaînes qu'il ne pouvoit ou ii'ofoit rompre.
Nous déclarons ici que nous devons principalement au Chancelier Bacon l'Arbre encyclopédique dont nous avons déjà parlé fort au long , & que l'on trouvera à la fin de ce Difcours. Nous en avions fait l'aveu en plufieurs endroits du Prop' peShis ; nous y revenons encore , & nous ne manquerons aucune occafion de le répéter. Cependant nous n'avons pas cru devoir fuivre de point en point le grand homme que nous reconnoilTons ici pour notre maître. Si nous n'avons pas placé» com.me lui , la raifon après l'imagination , c'eft que nous avons fuivi dans le fyftême encyclopédique l'ordre métaphyfique des opérations de l'efprit, plutôt que l'ordre hiflorique de fes progrès depuis la renaiffance des Lettres ; ordre que l'illuftre Chancelier d'Angleterre avoir peut-être en vue jufqu'à.un certain point ^ lorfqu'il faifoit^ comme il le dit , le cens & le dénombrement des connoiffances humaines. D'ailleurs , le plan de Bacon étant différent du nôtre , & les Sciences ayant fait depuis de grands progrès , on ne doit pas être furpris que nous ayions pris quelquefois une route différente.
Ainfi, outre les changemens que nous avons faits dans l'ordre delà diftribution' générale, & dont nous avons déjà expofé.les raifons, nous avons à certains égards poufie les divifions plus loin , fur-tout dans la partie de Mathématique & de Phyfique particulière; d'un autre côté, nous nous fommes abftenus d'étendre au même point que lui, la d'ivifion de certaines Sciences dont il fuit jufqu'aux derniers rameaux. Ces rameaux qui doivent proprement entrer dans le corps de notre En- cyclopédie, n'auroient fait, à ce que nous croyons , que charger affez inutilement le fyftême général. On trouvera immédiatement après notre Arbre encyclopédi- que celui du Philofophe Anglois, c'eft le moyen le plus court & le plus facile dé- faire diftinguer ce qui nous appartient d'avec ce que nous avons emprunté de lui- .
Au Chancelier Bacon fuccéda l'illuftre DescaRTES. Cet homme rare dont lai fortune a tant varié en moins d'un fiecle , avoit tout ce qu'il faUoit pour changer la face de la l'hilofophie ; une imagination forte , un efprit très-conféquent , des connoiflances puilées dans lui-même plus que dans les Livres, beaucoup de cou- rage pour combattre les p-éjugés les plus généralement reçus, & aucune efpece de dépendance qui le forçât à les ménager. Auflî éprouva-t-il de fon vivant même" ce qui arrive pour l'oidiiiaire à tout homme qui prend un afcendant trop marqué--
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fur les autres. Il fie quelques enthoufiaftes , & eue beaucoup d'ennemis. Soit qu'il connût fa nation ou qu'il s'en défiât feulement, il s'étoit réfugié dans un pays entièrement libre pour y méditer plus à fon aifc. Quoiqu'il penfât beaucoup moins à faire des difciples qu'à les mériter , la periécution alla le chercher dans fa re- traite ; & la vie cachée qu'il menoit ne put l'y fouflraire. Malgré toute la fagacité qu'il avoir employée pour prouver l'exiftence de Dieu , il fut accule de la nier par des Minières qui peut-être ne la croyoient pas. Tourmenté & calomnié par des étrangers , & affez mal accueilli de fes compatriotes , il alla mourir en Suéde, bien éloigné fans doute de s'attendre au fuccès brillant que les opinions auroient un jour.
On peut confidérer Defcartes comme Géomètre ou comme Philofophe. Les Mathématiques , dont il femble avoir fait affez peu de cas , font néanmoins au- jourd'hui la partie la plus folide & la moins conteftée de fa gloire. L'Algèbre créée en quelque manière par les Italiens , & prodigieufement augmentée par notre illullre ViETE , a reçu entre les mains de Delcartes de nouveaux accroiffemens. Un des plus confidérables eft fa méthode des Indéterminées, artifice très-ingénieux & très-fubtil , qu'on a fu appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui a fur-tout immortalifé le nom de ce grand homme , c'ell l'application qu'il a fu faire de l'Algèbre à la Géométrie ; idée des plus valles & des plus heureufes que l'efprit humain ait jamais eues , & qui fera toujours la clef des plus profondes recherches, non -feulement dans la Géométrie fublime , mais dans toutes les Sciences phyfico-mathéniatiques.
Comme Philofophe , il a peut-être été auiff grand, mais il n'a pas été fi heureux. La Géométrie qui par la nature de fon objet doit toujours gagner fans perdre, ne pouvoir manquer , étant maniée par un auflî grand génie , de faire des progrès très-.^enfibles & apparens pour tout le monde. La Philofophie fe trouvoit dans un état bien différent ; tout y étoit à commencer : & que ne coiàtent point les premiers pas en tout genre .'' Le mérite de les faire difpenfe de celui d'en faire de grands. Si Defcartes qui nous a ouvert la route , n'y a pas été auffi loin que fes Seftateurs le croient , il s'en faut beaucoup que les Sciences lui doivent aufîi peu que le prétendent fes adverfaires. Sa méthode feule auroit fuffi pour le rendre immortel ; fa Dioptrique eft la plus grande & la plus belle application qu'on eût faite encore de la Géométrie à la Phyfique ; on voit enfin dans fes ouvrages, même les moins lus maintenant, briller par-tout le génie inventeur. Si on juge fans partialité ces Tourbillons devenus aujourd'hui prefque ridicules, on conviendra, j*^ofe le dire, qu'on ne pouvoir alors imaginer mieux : \g% obfervarions aftronomiques qui ont fervi à les détruire étoient encore imparfaites , ou peu conftatécs ; rien n étoit p'.us naturel que de fi;.ppofer un fluide qui tranfportât les planètes : _il n'y avoit qu'une
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longue fuite de phénomènes, de raifonnemens & de calculs, & par conféquent une longue fuire d'années , qui pût faire renoncer à une théorie fî féduifante. Elle avoit d'ailleurs l'avantage fingulier de rendre raifon de la gravitation des corps par la force centrifuge du tourbillon même : & je ne crains point d'avancer que cette explication de la pefanteur eft une des plus belles & des plus ingénieufes hypothefes que la Philolbphie ait jamais imaginées. Auffi a-t-il fallu pour l'aban- donner, que les Phyficiens aient éré.entraînés comme malgré eux par la Théorie des forces centrales , & par des expériences faites long-temps après. Keconnoifl'ons donc que Defcartes, forcé de créer une Phyfique toute nouvelle, n'a pu la créer meilleure ; qu'il a fallu, pour ainfi dire, pafl'cr par les lourbillons pour arriver au vrai fyflême du monde ; & que s'il s'eft trompé fur les lois du mouvement , il a du moins deviné le premier qu'il devoir y en avoir.
Sa Métaphyfique, auifi ingénieufe & aufli nouvelle que fa Phyfique, a eu le même fort à-peu-près ; & c'eft auifi à-peu-près par les mêmes raifons qu'on peut la jultifieri car telle eft aujourd'hui la fortune de ce grand homme , qu'après avoir eu des fedateurs fans nombre , il eft prefque réduit à des apologiftes. Il fe trompa fans doute en admettant les idées innées : mais s'il eût retenu de la fefte Péripa- ticienne la feule vérité qu'elle enfeignoit fur l'origine des idées par les fens , peut- être les erreurs qui déshonoroient cette vérité par leur alliage, auroient été pUis difficiles à déraciner. Defcartes a ofé du moins m.ontrer aux bons cfprits à fecouer le joug de la fcholaftiquc , de l'opinion , de l'autorité , en un mot des préjugés & de la barbarie ; & par cette révolte dont nous recueillons aujourd'hui les fruits , la Philofophie a reçu de lui un fervice , plus difficile peut-être à rendre que tous ceux qu'elle doit à fes illuftres fucceffeurs. On peut le regarder comme un chef de conjurés , qui'a eu le courage de s'élever le premier contre une puifTance def- potique & arbitraire , & qui en préparant une révolution éclatante, a jeté les fon- démens d'un gouvernement plus jufte& plus heureux qu'il n'a pu voir établi. S'il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé par douter de tout ; & les armes dont nous nous fervons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui. D'ailleurs , quand les opinions abiurdes font invétérées, on eft quelquefois forcé, pour défabufer le genre humain, de les rem- placer par d'autres erreurs , lorfqu'on ne peut mieux faire. L'incertitude & la vanité de l'efprit font telles , qu'il a toujours befoin d'une opinion à laquelle il fe fixe : c elc un enfant à qui il faut préfenter un jouet pour lui enlever une arme dangereule : il quittera de lui-même ce jouet quand le temps de la raifon fera veau. En donnant ainfi le change aux Philofophes ou à ceux qui croient l'être , on leur apprend du moins à fe défier de leurs lumières , & cette difpofition eft le premier pas vers la vérité. Aufli Defcartes a-t-il été perféçuté de fou vivant, comme s'il fût venu l'apporter aux hommes.
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Newton , à qui la route avoir été préparée par HUYGHENS , parut enfin , & donna à la Philofopliie une forme qu'elle lemble devoir conferver. Ce grand génie vie qu'il étoic temps de bannir de la Piiyfique les conjedures & les hypothefes vagues , ou du moins de ne les donner que pour ce qu'elles valoient , & que cette Science devoir être uniquement foumife aux expériences de la Géométrie. C'eft peut-être dans cette vue qu'il commença par inventer le calcul de l'Infini & la méthode des Suites, dont les ufages fi étendus dans la Géométrie même , le forte encore davantage pour déterminer les effets compliqués que l'on obferve dans la Nature , où tout lemble s'exécuter par des elpeces de progrefiîons infinies. Les expériences de la pefanteur, & les obfervations de Kepler., firent découvrir au Philofophe Anglois la force qai retient les planètes dans leurs orbites. Il enleigna tout enfemble & à diftinguer les caufes de leurs mouvemens , & à les calculer avec une exa£litude qu'on n'auroit pu exiger que du travail de plufieurs fiecles. Créateur d'une Optique toute nouvelle, il fit connoitre la lumière aux hommes en la décompofant. Ce que nous pourrions ajouter k l'éloge de ce grand Philo- fophe , feroit fort au-deflbus du témoignage univerfel qu'on rend aujourd'hui à fes découvertes prefque innombrables, & à fon génie tout à la fois étendu, jufle 6c profond. En enrichiflant la Philofophie par une grande quantité de biens réels, il a mérité fans doute toute fa reconnoiflance : m lis il a peut-être plus fait pour elle en lui apprenant à être fage, & à contenir dais de juftes bornes cette efpece d'audace que les circonftances avoieat forcé Defcartes à lui donner. Sa Théorie du monde (car je ne veux pas dire fon Syflème) eft aujourd'hui fi généralement reçue , qu'on commence à difputer à l'auteur l'honneur de l'invention , parce qu'on accufe d'abord les grands hommes de fe tromper , & qu'on finit par les traiter de plagiaires. Je laiffe à ceux qui trouvent tout dans les ouvrages des Anciens, le plaifir ^e découvrir dans ces ouvrages la gravitation des planètes, quand elle n'y feroit pas ; mais en fuppofant même que les Grecs en aient eu l'idée , ce qui n'était chez eux qu'un fyftême hafardé & romanefque , eil devenu une démonf- tration dans les mains de Newton : cette démonftration qui n'appartient qu'à lui , fait le mérite de fa découverte ; & l'attraflion fans un tel appui feroit une hypo- thefe comme tant d'autres. Si quelque Ecrivain célèbre s'avifoit de prédire aujour- d'hui fans aucune preuve qu'on parviendra un jour à faire de l'or , nos delcen- dans auroient-ils droit fous ce prétexte de vouloir ôter la gloire du grand œuvre à un Chimifte qui en viendroit à bout ? Et l'invention des lunettes en appartiens droit-elle moins à fes auteurs , quand même quelques anciens n'auroient pas cru impoîTible que nous étendifîions un jour la fphere de notre vue?
D'autres Savans croient faire à Newton un reproche beaucoup plus fondé , en l'acculant d'avoir ramen-é dans la Phyfique les qucuitJs occultes des Scholafliques &
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des anciens Phllofoplies. Mais les Savans dont nous parlons font-ils bien furs que ces deux mots , vides de fens chez les Scholaftiques , & deflinés à marquer un Etre dont ils croyoient avoir l'idée , fuflent autre chofe chez les anciens Philofophcs que l'expreflion modefte de leur ignorance ? Newton qui avoit étudié la Nature , ne fe fiattoit pas d'en favoir plus qu'eux fur la caufe première qui produit les phénomènes ; mais il n'employa pas le même langage , pour ne pas révolter des contemporains qui n'auroient pas manqué d'y attacher une autre idée que lui. Il fe contenta de prouver que les tourbillons de Defcartes ne pouvoient rendre raifon du mouvement des planètes ; que les phénomènes & les lois de la mécanique s'uniflToient pour les renverfer ; qu'il y a une force par laquelle les planètes tendent les unes vers les autres , & dont le principe nous ell entièrement inconnu. Il ne rejeta point l'impulfion ; il fe borna à demander qu'on s'en fervît plus heureufe- ment qu'on n'avoir fait jufqu'alors pour expliquer les mouvemens des planètes : fes délits n'ont point encore été remplis, & ne le feront peut-être de long-temps. Après tout , quel mal auroit - il fait à la Philofophie , en nous donnant lieu de penfer que la matière peut avoir des propriétés que nous ne lui foupçonnions pas, & en nous défabufant de la confiance ridicule où nous forames de les connaître
toutes ?
A l'égard de la Métaphyfique , il paroît que Newton ne l'avoit pas entièrement négligée. Il étoit trop grand Philofophe pour ne pas fentir qu'elle eft la bafe de nos connoiflances , & qu'il faut chercher dans elle feule des notions nettes & exactes de tout : il paroît même par les ouvrages de ce profond Géomètre , qu'il étoit parvenu à fe faire de telles notions fur les principaux objeçs qui Ta- voient occupé. Cependant , foit qu'il fût peu content lui-même des progrès qu'il avoit faits à d'autres égards dans la Métaphyfique , foit qu'il crût difficile de donner au genre humain des lumières bien fatisfajfantes ou bien étendues fur une fcience trop fouvent incertaine & contentieufe, foit enfin qu'il craignît qu'à l'ombre de fon autorité on abufât de fa Métaphyfique, comme on avoit abufé de celle de Defcartes, pour foutenir des opinions dangereufes ouerronnées, il s'abftint pref- qu'abfolument d'en parler dans fes écrits qui font le plus connus ; & on ne peut guère apprendre ce qu'il penfoit fur les différcns objets de cette fcience , que dans les ouvrages de fes difciples. Ainfi comme il n'a caufé fur ce point aucune révo- lution , nous nous abfliendrons de le confidérer de ce côté-là.
Ce que Ne-s^ton n'avoit ofé , ou n auroit peut-être pu faire , LoCKE l'entreprit & l'exécuta avec fuccès. On peur dire qu'il créa la Métaphyfique à-peu-près comme Newton avoit créé la Phyfique. Il conçut que les abUradions & les queftions ri- dicules qu'on avoit jufqu'alors agitées , & qui avoient fait comme lafubflance de îa Plvlofophie , écoicnt laj)arri? qu'il falloit fur-tout profcrirc. Il chercha dans Tome I. rr
1 DISCOURS PRELIMINAIRE
Ces ab{lra£lîons & dans l'abus des fignes les caufes principales de nos erreurs , & les y trouva. Pour conrioîcre notre ame , fes idées & les afFeâions , il n'étudia point les livres , parce qu'ils l'auroient mal inftruit : il fe contenta de delcendte profondément en lui-même ; & après s'être , pour ainfi dire , contemplé long- temps , il ne fit dans fon Traité de l'entendement humain que présenter aux hommes le miroir dans lequel il s'étoit vu. En un mot il réduifit la Métaphyfique à ce qu'elle doit être en effet , la Phyfique expérimentale de l'ame ; efpece de Phyfique trcs-diiférente de celle des corps non-feulement par fon objet , mais par la manière de l'envifager. Dans celle-ci on peut découvrir , & on découvre fou- vent des phénomènes inconnus : dans l'autre les faits aulfi anciens que le monde exiilent également dans tous les hommes : tant pis pour qui croit en voir de nou- veaux. La Métaphyfique raifonnable ne peut confiiler, comme la Phyfique expéri- mentale , qu'à raflembler avec foin tous ces faits , k les réduire en un corps , à expliquer les uns par les autres , en diftinguapt ceux qui doivent tenir le premier rang & fervir comme de bafe. En un mot, les principes de la •Métaphyfique, aufli fimples que les axiomes , font les mêmes pour les Philofophes & pour le Peuple. Mais le peu de progrès que cette Science a fait depuis fi long - temps » montre combien il ell rare d'appliquer heureufement ces principes , foit par la difficulté que renferme un pareil travail , foit peut-être auffi par l'impatience na- turelle qui empêche de s'y borner. Cependant le titre de Métaphyficien, & même de grand Métaphyficien , eft encore affez commun dans notre fîecle ; car nous aimons à tout prodiguer : mais qu'il y a peu de perfonnes véritablement digne? de ce nom I Combien y en a-t-il qui ne le méritent que par le malheureux talent d'obfcurcir avec beaucoup de fubtilité des idées claires , & de préférer dans les notions qu'ils fe forment l'extraordinaire au vrai , qui eft toujours fimple ? Il ne faut pas s'étonner après cela fi la plupart de ceux qu'on appelle Métcq^hxfîcienSf, font f\ peu de cas les uns des autres. Je ne doute point que ce titre ne foit bientôt une injure pour nos bons efprirs , comme le nom de Sophille , qui pourtant fignifie Sage, avili en Grèce par ceux qui le portoient , fut rejeté parles vrail Philofophes.
Concluons de toute cette hifloire , que TAngleterre nous doit la nailTance d'e cette Philofophie que nous avons reçue d'elle. 11 y a peut-être plus loin des formeî lubftantielles aux tourbillons , que des tourbillons à la gravitation univerfelle , comme il y a peut-être un plus grand intei-valle entre l'Algèbre pure & l'idée de- l'appliquer à la Géométrie , qu'entre le petit triangle de EaRROw & le calcul différentiel.
Tels font les principaux génies que i'efprit humain doit: regarder comme fcï
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jSiaîtreS , & k qui la Grèce eût élevé des ftatues , quand même elle eût été obligée, pour leur faire place, d'abattre celles de quelques Conquérans.
Les bornes de ce Difcours préliminaire nous empêciient de parler de plufieurs Philofophes illullres , qui fans fe propofer des vues aufli grandes que ceux donc nous venons de faire mention, n'ont pas laifle par leurs travaux de contribuer beaucoup à l'avancement des Sciences , & ont pour ainfi dire levé un corn du voile qui nous cachoit la vérité. De ce nombre font: Galîlf.e, à qui la Géo- graphie doit tant pour fes découvertes Aflronomiques , & la Mécanique pour fa théorie de l'accélération ; Harvey, que la découverte de la circulation du fang rendra immortel ; HUYGHENS , que nous avons déjà nommé, & qui par des ou- vrages pleins de force & de génie , a fi bien mérité de la Géométrie & de la Phyfique ; Pascal, auteur d'un traité fur la Cycloïde , qu'on doit regarder comme un prodige de fagacité & de pénétration, & d'un traité de l'équilibre des liqueurs & de la pefanteur de l'air, qui nous a ouvert une fcience nouvelle : génie univerfel & fublime, dont les talens ne pourroient être trop regrettés par la Phi- fophie, fi la Religion n'en avoir pas profité ; MallebranCHE , qui a fi bien dé- mêlé les erreurs des fens, & qui a connu celles de l'imagination comme s'il n'avoit pas été fouvent trompé par la fiennei BOYLE, le père de la Phyfique expéri- mentale ; plufieurs autres enfin , parmi lefquels doivent être comptés avec difliinc- tion les Vesai.E, les Sydenham , les BoERHAAVE, & une infinité d'Anatomiftes & de Phyficiens célèbres.
- Entre ces grands hommes il en ell un , dont la Philofophie aujourd'hui fort accueillie & fort combattue dant le Nord de l'Europe , nous oblige à ne le point pafTer fous filence ; c'efl; l'illuflre Leibnitz. Quand il n'auroit pour lui que la gloire , ou même que le foupçon d'avoir partagé avec Newton l'invention du. calcul différentiel, il mériteroit à ce titre une mention honorable. Mais c'efl principalement par fa Métaphyfique que nous voulons l'envifager. Comme Def- cartes , il femble avoir reconnu l'infuffifance de toutes les folutions qui avoient été données jufqu'à lui des quefi;ions les plus élevées , fur l'union du corps & de i'ame, fur la providence, fur la nature delà matière; il paroît même avoir eu l'avantage d'expofer avec plus de force que perfonne les difficultés qu'on peut propofer fur ces queftions ; mais moins fage que Locke & Nevvton , il ne s'eft pas contenté de former des doutes , il a cherché à les diffiper , & de ce côté-là il n'a. peut-être pas été plus heureux que Defcartes. Son principe de la raifonfiiffi faute , très-beau & très-vrai en lui-même , ne paroît pas devoir être fort utile à des êtres auffi peu éclairés que nous le fommes fur les raifons premières de routes chofes ; ies Monades prouvent tout au plue qu'il a vu mieux que perfonne qu'on ne peut fe former une idée nette de la matière ; mais elles ne paroiffeut pas faites pour la
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donner ; fon Harmonie préétablie femble n'ajouter qu'une difficulté de plus à l'opi- nion de Defcartes fur l'union du corps & de l'ame : enfin fon fyflême de VOpti- mi/me cil peut-être dangereux par le prétendu avantage qu'il a d'expliquer tout. Nous finirons par une obfervation qui ne paroîrra pas furprenante à des Philo- fophes. Ce n'eft guère de leur vivant que les grands hommes dont nous venons de parler ont changé la face des Sciences. Nous avons déjà vu pourquoi Bacon n'a point été chef de feéte ; deux raifons fe joignent à celle que nous en avons apportée. Ce grand Philofophe a écrit plufieurs de fes ouvrages dans une retraite à laquelle fes ennemis l'avoient forcé , & le mal qu'ils avoient fait à l'homme d'Etat n'a pu manquer de nuire à l'Auteur. D'ailleurs , uniquement occupé d'être utile, il a peut-être embraïïe trop de matières, pour que fes contemporains duflent fe laifler éclairer à la fois fur un fi grand nombre d'objets. On ne permec guère aux grands génies d'en favoir tant ; on veut bien apprendre quelque chofe d'eux fur un fujet borné r mais on ne veut pas être obligé à réformer toutes fes idées fur les leurs. C'eft en partie pour cette raifon que les Ouvrages de Defcartes ont effuyé en Faance après fa mort plus de perfécution que leur Auteur n'en avoic fouffert en Hollande pendant fa vie ; ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que les écoles ont enfin ofé admettre une Phyfique qu'elles s'imaginoient être contraire à celle de Mo'ife. Newton, il eft vrai, a trouvé dans fes contemporains moins de contradiction ; foit que les découvertes géométriques par lefquelles il s'annonça , & dont on ne pouvoit lui difputer ni la propriété , ni la réalité, euffent accoutumé à Fadmiration pour lui, & à lui rendre des hommages qui n'étoient ni trop fubits , ni trop forcés ; foit que par fa fupénorité il impofât lilence à l'envie ; foit enfin , ce qui paroît plus difficile à croire , qu'il eût affaire à une nation moins injufte que les autres. H a eu l'avantage fingulier de voir fa Philofophie généralement reçue en Angleterre de fon vivant , & d'avoir tous fes compatriotes pour partifans & pour admirateurs. Cependant il s'en falloit bien que le relie de l'Europe fît alors le même accueil à fes Ouvrages.. Non - feulement ils étoient inconnus en France , mais la Philofophie fcholaftique y dominoit encore , lorfque Newton avoit déjà renverfé la Phyfique Cartéfienne , & les Tourbillons étoient détruits avant que nous fongeaffions à les adopter. Nous avons été auffi long-temps à les foutenir qu'a les recevoir. Il ne faut qu'ouvrir nos Livres, pourvoir avec furprife qu'il n'y a pas encore vingt ans qu'on a commencé en France à renoncer au Car- téfianifme. Le premier qui ait ofé parmi nous fe déclarer ouvertement New tonien , efl l'auteur du DïCcours for la Jïgure des A/h es , qui joint à des connoiflances géométriques très-étendues, cet efprit philofophique avec lequel elles ne fe trou- vent pas toujours , & ce talent d'écrire auquel on ne croira plus qu'elles nuifent, quand on aura lu fes Ouvrages. M. de MaupEKTUIS a cru qu'on pouvoit être
DES EDITEURS. liij
bon citoyen , fans adopter aveuglément la Phyfique de fon pays ; & pour atta- quer cette Phyfique , il a eu befoin d'un courage dont on doit lui favoir gré. En effet notre nation, fmguliérement avide de nouveautés dans les matières de goût, eft au contraire en matière de Science très-attachée aux opinions anciennes. Deux difpofitions fi contraires en apparence ont leur principe dans plufieurs caufes , & fur-tout dans cette ardeur de jouir qui femble conflituer notre caraftere. Tout ce qui efl du reffbrt du fentiment n'eft pas fait pour être long-temps cherché , & cefle d'être agréable , dès qu'il ne fe préfente pas tout d'un coup : mais auffi l'ardeur avec laquelle nous nous y livrons s'épuife bientôt ; & l'ame dégoûtée auiritôt que remplie, vole vers un nouvel objet qu'elle abandonnera de même. Au contraire , ce n'eft qu'à force de méditation que l'efprit parvient à ce qu'il cherche ; mais par cette raifon il veut jouir auffi long-temps qu'il a cherché , fur- tout lorfqu'il ne s'agit que d'une Philofophie hypothétique & conjedurale, beau- coup moins pénible que des calculs & des combinaifons exades. Les Phyficiens attachés à leurs théories, avec le même zèle & par le même motif que les artifans à leurs pratiques , ont fur ce point beaucoup plus de reflemblanee avec le peuple qu'ils ne s'imaginent. Refpeftons toujours Defcartes ; mais abandonnons fans peine des opinions qu'il eût combattues lui-même un fiecle plus tard. Sur-tout ne con- fondons point fa caufe avec celle de fes fedateurs. Le génie qu'il a montré en cherchant dans la nuit la plus fombre une route nouvelle quoique trompeufe , n'é- toit qu'à lui : ceux qui l'ont ofé fuivre les premiers dans les ténèbres , ont au- moins marqué du courage ; mais il n'y a plus de gloire à s'égarer fur fes traces depuis que la lumière eft venue. Parmi Ife peu de Savans qui défendent encore fa doftrine , il eût défavoué lui-même ceux qui n'y tiennent que par un attachement fervile à ce qu'ils ont appris dans leur enfance, ou par je ne fais quel préjugé national , la honte de la Philofophie. Avec de tels motifs on peut être le dernier de fes partifans ; mais on n'auroit pas eu le mérite d'être fon premier difciple , ou plutôt on eût été fon adverfaire , lorfqu'il n'y avoir que de l'injuftice à l'être. Pour avoir le droit d'admirer les erreurs d'un grand homme , il faut favoir les re- connoître , quand le temps les a mifes au grand jour. Auffi les jeunes gens qu'on regarde d'ordinaire comme d'affez mauvais juges, font peut-être les meilleurs dans les matières philofophiques & dans beaucoup d'autres, lorfqu'ils ne font pas dé- pourvus de lumière ; parce que rout leur étant également nouveau, ils n'ont d'autre intérêt que celui de bien choifir.
Ce font en effet les jeunes Géomettres , tant en France que des pays étrangers, qui ont réglé le fort des deux Philofophies. L'ancienne eft tellement profcrite , que fes plus zélés partifans n'ofent plus même nommer ces Tourbillons dont ils rem, pliffoient autrefois leurs Ouvrages. Si le Newtonianifme venoit à être détruit d^
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nos jours par quelque caufe que ce pût être, injufte ou légitime, les Teifiateurs nombreux qu'il a maintenant joueroient fans doute alors le même- rôle qu'ils ont fait jouer à d'autres. Telle eft la nature des elprits : telles font les fuites de l'amour- propre qui gouverne les Philofophes du moins autant que les autres hommes , & de la contradiâion que doivent éprouver toutes les découvertes , ou même ce qui en a l'apparence.
11 en a été de Locke à-peu-près comme de Bacon , de Defcartes , & de Newton. Oublié long-temps pour Rohault & pour Régis , & encore afl'ez peu connu de la multitude , il commence à avoir parmi nous des leéteurs & quelques partifans. C'eil ainfi que les perfonnages illuftres , fouvent trop au-deffus de leur fiecle , travaillent prefque toujours en pure perte pour leur fiecle même ; c'efl aux âges fuivants qu'il eft réfervé de recueillir le fruit de leurs lumières. Auflî les reftaura- teurs des Sciences ne jouiffent-ils prefque jamais de toute la gloire qu'ils méritent; des hommes fort inférieurs la leur arrachent , parce que les grands hommes fe livrent à leur génie , & les gens médiocres à celui de leur nation. Il eft vrai que le témoignage que la fupériorité ne peut s'empêcher de fe rendre à elle- même , fuffit pour la dédommager des fuffrages vulgaires : elle fe nourrit de fa propre fpbftance ; & cette réputation dont on eft fi avide , ne fert fouvent qu'à confoler la médiocrité des avantages que le talent a fur elle. On peut dire en effet que la Renommée qui publie tout, raconte plus fouvent ce qu'elle entend que ce qu'elle voit , ,& que les Poètes qui" lui ont donné cent bouches , dévoient bien auflî lui donner un bandeau.
La Philofophie, qui form.e le goiît dominant de notre fiecle, femble par les progrès qu'elle a faits parmi nous, vouloir réparer le temps qu'elle a perdu, & fe venger de l'efpece de mépris que lui avoient marqué nos pères. Ce mépris eft aujourd'hui retombé fur l'Erudition , & n'en eft pas plus jufte pour avoir changé d'objet. Oh s'imagine que nous avons tiré des Ouvrages des Anciens tout ce qu'il nous importoit de favoir; &; fur ce fondement on difpenferoit .volontiers de leur peine ceux qui vont encore les confulter. Il femble qu'on regarde l'antiquité comme un oracle qui a tout dit, & qu'il eft inutile d'interroger; & l'on ne fait guère plus de cas aujourd'hui de la reftitution d'un pafiage , que de la découverte d'un petit rameau de veine dans le corps humain. Mais comme il feroit ridicule de croire qu'il n'y a plus rien à découvrir dans l'Anatomie , parce que les Anatomiftes fe livrent quelquefois à des recherches , inutiles en apparence , & fouvent utiles par leurs fuites ; il ne feroit pas moms ablurde de vouloir interdire l'Erudition , fous prétexte des recherciies peu importantes auxquelles nos favans peuvent s'a- bandonner. C'eft être ignorant ou préiomptueux de croire que tout foit vu dans quelque matière que ce puiffe être , & que nguS n'ayons plus aucun avantage à tirer de l'étude 6; de la ledure des Anciens.
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DES EDITEURS. Iv
L'uragecic tout écrire aujourd'hui en langue vulgaire , a contribué fans Joute à forrilîcr ce préjugé , & efl peut-être plus pernicieux que le préjugé même. Notre Langue étant répandue par toute l'Europe, nous avons cru qu'il étoit temps de la fubllituer à la Langue latine , qui depuis la rcconnoiflance des Lettres étoit celle de nos favans. J'avoue qu'un Philofophe eft beaucoup plus excufable d'écrire en françois, qu'un François de faire des vers latins ; je veux bien même convenir que cet ufage a contribué à rendre la lumière plus générale , fi néanmoins c'eft étendre réellement l'eiprit d'un Peuple, que d'en étendre la fuperficie. Cependant il réfulte de là un inconvénient que nous aurions bien dû prévoir. Les favans des autres nations à qui nous avons donné l'exemple, ont cru avec raifon qu'ils écri- roient encore mieux dans leur Langue que dans la nôtre. L'Angleterre nous a donc imités ; l'Allemagne , où le latin fembloit s'être réfugié , commence infenfiblemenc à en perdre l'ufage : je ne doute pas qu'elle ne foit bientôt fuivie par les Suédois, les Danois & les Ruffiens. Ainfi , avant la fin du dix-huitieme fiecle , un Philo- fophe qui voudra s'inllruire à fond des découvertes de fes prédécelTeurs , fera contraint de charger fa mémoire de fepc à huit Langues différentes ; & après avoir confuméà les apprendre le temps le plus précieux de fa vie , il mourra avant de commencer à s'inftruire. L'ufage de la Langue latine , dont nous avons fait voir le ridicule dans les -matières de goût, ne pourroit être que très-utile dans les Ou- vrages de Philofophie , dont la clarté & la précifion doivent faire tout le mérite &; qui n'ont befoin que d'une Langue univerfelle & de convention. Il feroit donc à fouhaiter qu'on rétablît cet ufage : niais il n'y a pas lieu de l'efpérer. L'abus dont nous ofons nous plaindre, eft trop favorable à la vanité & à la parefle, pour qu'on fe flatte de le déraciner. Les Philofophes, comme les autres Eciivains , veulent être lus, & fur-tout de leur nation. S'ils fe fervoient d'une Langue moins fami- lière, ils auroient moins de bouches pour les célébrer, & on ne pourroit pas fe vanter de les entendre. Il eft vrai qu'avec moins d'admirateurs , ils auroient de meilleurs juges : mais c'eft un avantage qui les touche peu , parce que la réputa- tion tient plus au nombre qu'au mérite de ceux qui la diftribuent.
En récompenfe ; car il ne faut rien outrer , nos Livres de Sciences femblent avoir acquis jufqu'à l'efpece d'avantage qui fembloit devoir être particulier aux Ouvrages de Belles-Lettres. Un Ecrivain refpeftable que notre fiecle a encore le bonheur de pofféder , & dont je louerois ici les différentes produâions, û je ne me bornois pas à l'envifager comme Philofophe, a appris aux Savans à fecouer le joug du pédantifme. Supérieur dans l'art de mettre en leur jour les idées les plus abftraites, il a fu par beaucoup de méthode, de précifion & de clarté, les abaiifer à la portée des efprits qu'on auroit cru le moins faits pour les faifir. Il a même ofc prêter à la Philofophie les ornemens qui fembloient lui être les plus étrangers, &
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qu'elle paroiiïbit devoir s'interdire le plus févérement ; & cette hardiefie a été jullifiée par le fuccès le plus général &le plus flatteur. Mais femblableà tous les Ecrivains originaux , il a laifl'é bien loin derrière lui ceux qui ont cru pouvoir, l'imiter.
L'Auteur de l'Hiftoire Naturelle a fuivi une route différente. Rival de Platon & de Lucrèce , il a répandu dans fon Ouvrage , dont la réputation croît de jour en jour , cette nobleffe & cette élévation de ftyle , qui font fi propres aux matières philofophiques , & qui dans les écrits du Sage doivent être la peinture de fon ame.
Cependant la Philofophie , en fongeant à plaire , paroît n'avoir pas oublié qu'elle eft principalement faite pour inftruire ; c'eil par cette raifon que le goûn des fyftêmes, plus propre à flatter l'imagination qu'à éclairer la raifon , eft au- jourd'hui prefqu'abfolument banni des bons Ouvrages. Un de nos meilleurs Philo- fophes femble lui avoir porté les derniers coups *. L'efprit d'hypothefe & de conjeâure pouvoir être autrefois fort utile, & avoit été même nécefîaire pour la renaiflfance de la Philofophie; parce qu'alors il s'agiflbit encore moins de bien penfer , que d'apprendre à penfer par foi-même. Mais les temps font changés , & un Ecrivain qui feroit parmi nous l'éloge des Syflêmes viendroit trop tard. Les avantages que cet efprit peut procurer maintenant font en trop petit nombre pour balancer les inconvéniens qui en réfultent ; & fi on prétend prouver l'utilité des Syftêmes par un très-petit nombre de découvertes qu'ils ont occafionnées autre- fois , on pourroit de même confeiller à nos Géomètres de s'appliquer à la quadra- ture du cercle, parce que les efibrts de plufieurs Mathématiciens pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L'efprit des fyftêmes eft dans la Phyfique ce que la Métaphyfique eft dans la Géométrie. S'il eft quelquefois nécefiairc pour nous mettre dans le chemin delà vérité, il eftprefque toujours incapable de nous y conduire par lui-même. Eclairé par l'obfcrvation de la Nature, il peut entrevoir les caufes des phénomènes : mais c'eft au calcul à aflTurer pour ainfi dire l'exiftcnce de ces caufes, en déterminant exactement les effets qu'elles peuvent produire, & en comparant ces effets avec ceux que l'expérience nous découvre. Toute hypo- thefe dénuée d'un tel fecours acquiert rarement ce degré de certitude , qu'on doit toujours chercher dans les Sciences naturelles , & qui néanmoins fe trouve fi peu dans ces conje£lures frivoles qu'on honore du nom de Syftêmes. S'il ne pouvoir y en avoir que de cette efpece , le principal mérite du Phyficien feroit , a propre- ment parler, d'avoir l'efprit de Syftêmes, & de n'en faire jamais. A l'égard de l'ufage des Syftêmes dans les autres Sciences , mille expériences prouvent combien il eft dangereux.
* M. l'Abbé de Condillac , de l'AcaJérnie Royale Jei Sciences de Pruflfe, dans fon Traiu des Syflêmes.
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La Phyfique eft donc uniquement bornée aux oblervations & aux calculs ; la Médecine à riiiiloire du corps humain , de fes maladies , & de leurs remèdes ; riliftoire Naturelle à la dercription détaiUéc des végétaux , des animaux & des minéraux ; la Chimie à la compofition & à la décorapofttion expérimentale des corps ; en un mot toutes les Sciences , renfermées dans les faits autant qu'il leur eft pofiible , iSc dans les conféquences qu'on en peut déduire, n'accordent rien à l'opinion , que quand elles y font forcées. Je ne parle point de la Géométrie , de l'Aftronomie & de la Mécanique , defcinées par leur nature à aller toujours en fe perfeélionnant de plus en plus.
On abufe des meilleures chofes. Cet efprit philofophique , fi à la mode au- jourd'hui, qui veut tout voir & ne rien fuppofer , s'eft répandu jufques dans les Belles-Lettres ; on prétend même qu'il efl nuifible à leurs progrès , & il eddifficile de lé le diflimuler. Notre fiecle porté à la combinailon & à l'analyfe , femble vou- loir introduire les difcuffions froides ô: didaûiques dans les chofes de fentiment. Ce n'eftpas que les paillons & le goût n'aient une Logique qui l<?ur appartient: mais cette Loc^ique a des principes tout différens de ceux de la Logique ordinaire: ce font ces principes qu'il faut démêler en nous , & c'cft, il faut l'avouer, de quoi une Philofophie commune eft p^u capable. Livrée toute entière à l'examen des perceptions tranquilles de l'ame , il lui eft bien plus facile d'en démêler les nuances que celles de nos p^ffions , ou en générai des fentimens vifs qui nous affeélenr. Hé ! comment cette efpece de fentimens ne feroit-elle pas difficile à.analyfer avec jufteffe.'' Si d'un côté il faut fe livrer à eux pour les connoître , de l'autre, le temps où l'ame en eft affeétée , eft celui oii elle peut les étudier le moins. Il faut pourtant convenir que cet efprit de difcuflîon a contribué à affranchir notre litté- rature de l'admiration aveugle des Anciens ; il nous a appris à n'eftimer en eux que les beautés que nous ferions contraints d'admirer dans les modernes. Mais c'eft peut-être auffi à la même fource que nous devons je ne fais quelle Meta phy- fique àa cœur, qui s'eft emparée de nos théâtres ; s'il ne falloir pas l'en bannir entièrement , encore moins falloit-il l'y laiffer régner. Cette anatomie de l'ame s'eft gliffée jufques dans nos converfations ; on y differte,onn'y parle plus; &nos fociétés ont perdu leurs principaux agrémens ; la chaleur & la gaieté.
Ne foyons donc pas étonnés que nos Ouvrages d'efprit foient en général inférieurs à ceux du fiecle précédent. On peut même en trouver laraifon dans les efforts que nous faifons pour furpafler nos prédéceffeurs. Le goût & l'art d'écrire font en peu de temps des progrès rapides, dès qu'une fois la véritable route eft ouverte : à peine un grand génie a-t-il entrevu le beau, qu'ill'apperçoitd-ins toute fon étendue- & l'imitation de la belle Nature femble bornée à de certaines limites qu'une géné- ration , ou deux tout au plus , ont bientôt atteintes : il ne rcfte à la génération Tome I. "■
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fuivante que d'imker : mais elle ne fe contente pas de ce partage ; les richefTes qu'elle a acquifes autorilent le défir de les accroître ; elle veut ajouter à ce qu'elb a reçu , & manque le but en cherchant à le pafler. On a donc tout à la fois plus de principes pour bien juger, un plus grand fonds de lumières , plus de bons juges, & moins de bons Ouvrages ; on ne dit point d'un Livre qu'il eft bon, mais que c'efl: le Livre d'un homrne d'efprit. C'eft ainfi que le fiecle de Démécrius de Phalere a fuccédé immédiatement à celui de Démollhene ,.le ficelé de Lucain &deSéneque à celui de Cicéron & de Virgile , & le nôtre à celui de Louis XIV.
Je ne parle ici que du fiecle en général: car je fuis bien éloigné de faire lafatyre de quelques hommes d'un mérite rare avec qui nous vivons. La conftitution Phy- fique du monde littéraire , entraîne , comme celle du monde matériel , des révolu- tions forcées , dont il feroit auffi injufte de fe plaindre que du changement des faifons. D'ailleurs comme nous devons au fiecle de Pline les ouvrages admirables de Quintilien & de Tacite , que la génération précédente n'auroit peut-être pas été en état de produire , le nôtre laiflèraàla poftéritédes monumens dont il a bien droit de fe glorifier. Un Poëte célèbre par fes talens & par fes malheurs a effacé Malherbe dans fes Odes, & Marot dans fes Epigrammes & dans ks Epîtres.Nous avons va naître le feul Poëme épique que la France puifTe oppofer à ceux des Grecs , des Romains , des Italiens , des Anglois & des Efpagnols. Deux hommes illuftres , entre lefquels notre nation femble partagée , & que la poftérité faura inettre chacun à fa place , fe difputent la gloire du cothurne , & l'on voit encore avec un extrême plaifir leurs Tragédies après celles des Corneille & des Racine. L'un de ces deux hommes, le même à qui nous devons la Henriade, fur d'ob- tenir parmi le très-petit nombre de grands Poètes une place diflinguée & qui n'ell qu'à lui , poflede en même-temps au plus haut degré un talent que n'a eu prefque aucun Poëte même dans un degré médiocre , celui d'écrire en profe. Perfonne n'a mieux connu l'art Ci rare de rendre fans effort chaque idée par le terme qui lui eft propre , d'embellir tout fans fe méprendre fur le coloris propre à chaque chofe ; enfin, ce qui caradlérife plus qu'on ne penfe les grands Ecrivains, de n'être ja- mais ni au-defliiS, ni au-deffous de fon fujet. Son effai fur le fiecle de Louis XIV, cil un morceau d'autant plus précieux que l'Auteur n'avoir en ce genre aucun modèle ni parmi les Anciens , ni parmi nous. Son Hiftoire de Charles XII , par la rapidité & la noblefle du flyle , eft digne du Héros qu'il avoir à peindre ; fes pièces fugitives fupérieures à toutes celles que nous eftimons le plus , fuffiroient par leur nombre & par leur mérite pour immortalifer plufieurs Ecrivains. Que ne puis-j© en parcourant ici fes nombreux & admirables Ouvrages , payer à ce génie rare le tribut d'éloges qu'il mérite , qu'il a reçu tant de fois de fes compatriotes , des étrangers , & de fes ennemis , & auquel la poûérité mettra le comble quand il jie pourra plus en jouir.
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Ce ne font pas là nos feules richciTes. Un Ecàvalii judicieux, aurti bon citoyen ique grand Philofophe , nous a donné fur les principes des Lois un ouvrage décrié par quelques François , & eftimé de toute l'Europe. D'excellens auteurs ont écrie i'hiftoire ; des efprits juftes 6c éclairés l'ont approfondie : la Comédie a acquis un nouveau genre , qu'on auroit tort de rejeter , puifqu'il en réfulte un plaifir de plus , & qui n'a pas été aufli inconnu des Anciens qu'on voudroit nous le perfua- der ; enfin nous avons plufieufs Romans qui nous empêchent de regretter ceux du dernier fiecle.
Les Beaux- Arts ne font pas moins en honneur dans notre nation. Si j'en crois les Amateurs éclairés, notre école de Peinture eft la première de l'Europe, & plufieurs ouvrages de nos Sculpteurs n'auroient pas été défavoués par les Anciens. La Mufique eft peut - être de tous ces Arts celui qui a fait depuis quinze ans le plus de progrès parmi nous. Grâces aux travaux d'un génie mâle , hardi & fécond , les Etrai'^ers qui nepouvoient fouffrir nos fymphonies, commencent à les goûter, & les François paroiiïent enfin perfuadés que Lulli avoit laiffe dans ce genre beau- coup à faire. M. RAMEAU , en pouflant la pratique de fon Art à un fi haut degré de perfedlion, eft devenu tout enfemble le modèle & l'objet de la jaloufie d'un grand nombre d'Artiftes , qui le décrient en s'effbrçant de l'imiter. Mais ce qui le diftingue plus particulièrement , c'eft d'avoir réfléchi avec beaucoup de fuccès fur la théorie de ce même Art; d'avoir fu trouver dans la Baffe fondamentale le prin- cipe de l'harmonie & de la mélodie , d'avoir réduit par ce moyen à des lois plus certaines & plus fimples une fcience livrée avant lui à des règles arbitraires ou didées par une expérience aveugle. Je faifis avec empreffement l'occafion de célé- brer cet Artifte philofophe , dans un difcours deftiné principalement à l'éloge des grands hommes. Son mérite, dont il a forcé notre fiecle de convenir, ne fera bien connu que quand le temps aura fait taire l'envie ; & fon nom , cher à la partie de notre nation la plus éclairée , ne peut bleffer ici perfonne. Mais dût-il déplaire à quelques prétendus Mécènes, un Philofophe feroit bien à plaindre, fi même en matière de fciences & de goût, il ne fe permettoit pas de dire la vérité.
Voilà les biens que nous poffédons. Quelle idée ne fe formera-t-on pas de nos tréfors littéraires, fi l'on joint aux Ouvrages de tant de grands hommes les tra- vaux de toutes les Compagnies favantes , deftinées à maintenir le goût des Sciences & des Lettres , & à qui nous devons tant d'excellens livres I De pareilles Sociétés ne peuvent manquer de produire dans un Etat de grands avantages > pourvu qu'en les multipliant à l'excès , on n'en facilite point l'entrée à un trop grand nombre de gens médiocres ; qu'on en banniffe toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des hommes faits pour éclairer les autres i qu'on n'y con-;
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noifle d'autre fupériorité que celle du génie ; que la confiiération y foit le prix du travail ; enfin que les récompenles y viennent chercher les talens, & ne leur foient point enlevées par l'intrigue. Car il ne faut pas s'y tromper : on nuit plus aux progrès de l'efprit en plaçant mal les récompenles qu'en les fupprimant. Avouons même à l'honneur des Lettres, ,que les Savans n'ont pas toujours befoin d'être récompenfés pour fe multiplier. Témoin l'Angleterre , à qui les Sciences doivent tant, fans que le Gouvernement fiiflTe rien pour elles. Il eft vrai que la Nation les confidere , qu'elle les rcfpefte même ; & cette efpece de récompenfe, fupérieure à toutes les autres, eft fans doute le moyen le plus fur de faire fleurir les Sciences & les Arts; parce que c'eft le Gouvernement qui donne les places, & le Public qui diftribue l'eftime. L'amour des Letrres , qui eft un mérite chez nos voifins , n'eft encore à la vériré qu'une mode parmi nous , & ne fera peut- être jamais autre chofe ; mais quelque dangereufe que foit cette mode, qui pour un Mécène éclairé produit cent amateurs ignorans & orgueilleux , peut - être lui Ibmmcs-nous redevables de n'être pas encore tombés dans la barbarie où une foule de circonftances tendent à nous précipiter.
On peut regarder comme une des principales , cet amour du faux bel efprit , qui protc^e l'ignorance, qui s'en fait honneur, & qui la répandra univerlclle- ment toc ou tard. Elle fera le fruit & le terme du mauvais goût ; j'ajoute qu'elle en fera le remède. Car tout a des révolutions réglées , & l'obfcurité fe terminera par un nouveau fiecle de lumière. Nous ferons plus frappés du grand jour après avoir été quelque temps dans les ténèbres. Elles feront comme une efpece d'a- narchie très-funefte par elle-même, mais quelquefois utile par fes fuites. Gardons- nous pourtant de fouhaiccr une révolution Ci redoutable ; la barbarie dure des fiecles , il femble que ce foit notre élément ; la raifon & le bon goût ne font que palier.
Ce feroit peut-être ici le lieu de repovfTer les traits qu'un Ecrivain éloquent & philoi'ophe ( * } a lancés depuis peu contre les Sciences & les Arts , en les accu- fant de corrompre les mœurs. Il nous fiéroit mal d'être de fon fentiment à la tête d'un Ouvrage tel que celui-ci ; & l'homme de mérite dont nous parlons femble avoir donné l'on fuffrage à notre travail par le zèle & le l'uccès avec lequel il y a concouru. Nous ne lui reprocherons point d'avoir confondu la culture de l'efprit avec l'abus qu'on en peut faire ; il nous répondroit fans doute que cet abus en eft inféparable : mais nous le prierons d'examiner fi la plupart des maux qu'il
* M Rmifleau île Genève , auteur de la paitie ie l'Encyclopédie qui concerne la Mufiqoe , & dont nouf efpéionî que 1- Public fera très fnti-fait, a ccmrofé un Difcours fort éloaient, pourprouvir que le réta- bliir. me'it Jtj Scieiices !i des Arts a corroinpii les mœurs. Ce Difcours a été couronné en 1750 par l'Acadé- irie le D.oii avec les plus grands éloges , il a été imprimé à Paiis au commencement de ceitt «nnéiJ 17Î'» ^ a (vx bcïucoup d'honaeui à fon Auteur,
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attribue aux Sciences & aux Arts ne font point dus à des caufcs toutes différentes , dont l'énumération feroit aufli longue que délicate. Les Lettres contribuent cer- tainement à rendre la fociété plus aimable ; il feroit difficile de prouver que les hommes en font meilleurs , & la vertu plus commune : mais c'ell un privilège qu'on peut difputer à la Morale même. Et pour dire encore plus, faudra-t-il prof- crire des lois , parce que leur nom fert d'abri à quelques crimes dont les auteurs feroient punis dans une république de Sauvages.? Enfin quand nous ferions ici, au défavantage des connoifUmces .jhumaines , un aveu dont nous fommes biens éloignés , nous le fommes encore plus de croire qu'on gagnât à les détruire : le? vices nous refteroient , & nous aurions l'ignorance de plus.
FinilTons cette Hiftoire des Sciences , en remarquant que les différentes formes de gouvernement qui influent tant fur les efprks & fur la culture des Lettres , déterminent auffi les efpeces de connoilTances qui doivent principalement y fleurir, & dont chacune a fon mérite particulier. Il doit y avoir en général dans une Ré- publique plus d'Orateurs , d'Hiftoriens , & de Philofophes; & dans une Monarchie;, plus de Poètes, de Théologiens, & de Géomètres. Cette règle n'eft pourtant pai fi abfolue , qu'elle ne puifle être altérée & modifiée par une infinité de caufes.
Apres les reflexions & les vues générales que nous avons cru devoir placer à la tête de cette Encyclopédie , il eft temps enfin d'inftruir.e plus particulière- ment le Public fur l'ouvrage que nous lui préfentons. Le ProfpeSlus qui a déj-à été publié dans cette vue , & dont M. DlDEROT mon collègue eft l'auteur, ayant été reçu de toute l'Europe avec les plus grands éloges, je vais en fon nom le remettre ici de nouveau fous les yeux du Public , avec les changemens & les addi- tions qui nous ont paru convenables à l'un Se à l'autre.
On ne peut disconvenir que depuis le renouvellement des Lettres parmi nous , on ne doive en partie aux Diélionnaires les lumières générales qui fe font répandues dans la fociété , & ce germe de Science qui difpofe infenfibleraent les efprits à des connoiff-inces plus profondes. L'utilité fenfible de ces fortes d'oK- vrages les a rendus fi communs, que nous fommes plutôt aujourd'hui dans le cas de les juftlfier que d'en fiire l'éloge. On prétend qu'en multipliant les fecours Se la facilité de s'inflruirc, ils contribueront à éteindre le goût du travail &de l'étude. Pour nous , nous croyons être bien fondés à foutenir que c'eft à la manie du bel efprit & à l'abus de l.i Philofophie , plutôt qu'à la multitude des Diftionnaires ,. qu'il faut attribuer notre pareffe & la décadence du bon goût. Ces fortes de col- lections peuvent tout au plus lervir à donner quelques lumières à ceux qui fans ce fecours n'auroient pas eu le courage de s'en procurer : mais elles ne tiendronc . jamais lieu de LWrcs à cewx qui chercheront à s'icftruire i les DidiOnnaires pal
Ixlj DISCOURS PRE LIMINAIRE
leur forme même ne font propres qu'à erre confulcés , & fe refufent à toute lec- ture fuivic. Quand nous apprendrons qu'un Jiomme de Lettres , défirant d'étudic» l'Hifloire à fond , aura choi/i pour cet objet le Diîlionnairc de JNIoreri , nous con- viendrons du reproche que l'on veut nous faire. Nous aurions peut-être plus de raifon d'attribuer l'abus prétendu dont on fe plaint , à la multiplication des mé- ' thodes , des élémens , des abrégés , & des bibliothèques , fi nous n'étions perfuadés qu'on ne fauroit trop faciliter les moyens de s'inilruire. On abrégeroit encore da- vantage ces moyens, en réduifant à quelques volumes tout ce que les hommes ont découvert jufqu'à nos jours dans les Sciences & dans les Arts. Ce projet, en y comprenant même les faits hiftoriques réellement utiles , ne feroit peut - être pas impoffible dans l'exécution ; il feroit du moins à fouhaiter qu'on le tentât, nous ne prétendons aujourd'hui que l'ébaucher ; & il nous débarrafTeroit enfin de tant de Livres , dont les Auteurs n'ont fait que fe copier les uns les autres. Ce qui doit nous rafl'urer contre la fatyre des Diûionnaires, c'eft qu'on pourroit faire le même reproche, fur un fondement auffi peu folide , aux Jouinaliftes les plus eftimables. Leur but n'ell-ilpas effentiellement d'expofer en raccourci ce que notre fiecle ajoute de lumières à celles des fiecles précédens ; d'apprendre à fe paflTer des originaux , & d'arracher par conféquent ces épines que nos adverfaires voudroient qu'on laiflat ? Combien de ledures inutiles dont nous nous ferions difpenfés par de bons extraits I
Nous avons donc cru qu'il importoit d'avoir un Didionnaire qu'on pût confiilter fur toutes les matières des Arts & des Sciences, & qui fervît autant à guider ceux qui fe fentent le courage de travailler à l'inftrudlion des autres , qu'à éclairer ceux qui ne s'inftruifent que pour eux-mêmes.
Jufqu'ici perfonne n'avoir conçu un Ouvrage auflî grand , ou du moins perfonne ne l'avoir exécuté. Leibnitz , de tous les Savans le plus capable d'en fentir'les di/Ficultés , défiroit qu'on les furmontât. Cependant on avoit des Encyclopédies : & Leibnitz ne l'ignoroit pas , lorfqu'il en demandoit une.
La plupart de ces Ouvrages parurent avant le fiecle dernier, & ne furent pas tout-à-fait méprifés. On trouva que s'ils n'annonçoient pas beaucoup de génie, ils marquoicnt au moins du travail & des connoifTances. Mais que feroit-ce pour nous que ces Encyclopédies ? Quel progrès n'a-t-on pas fait depuis dans les Sciences & dans les Arts ? Combien de vérités découvertes aujourd'hui , qu'on n'entrevoyoit pas alors? La vraie Philofophie étoit au berceau ; la Géométrie de l'infini n'êtoit pas encore ; la Phyfique expérimentale fe montroit à peinç i il n'y avoit point de Dialedique ; les lois de la faine critique étoient entièrement ignorées. Les Auteurs célèbres en tout genre dont nous avons parlé dans ce Difcours, & leurs iUuftres liUciples , ou n'exiftoient pas ou n'avoient pas écrit. L'efprit de recherche & d'é-
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inulation n'animoit pas les Savans ; un autre efprit , moins fécond peut-être , înais plus rare, celui de jultefle & de méthode, ne s'étoit point fournis les difîë- rentes parties de la Littérature ; & les Académies , dont les travaux ont porté Ci loin les Sciences 6c les Arts , n'étoient pas inflituées.
Si les découvertes des grands hommes & des compagnies favantes dont nous venons de parler , ofTàrent dans la fuite de puiflans fecours pour former un Diéiionnaire encyclopédique , il faut avouer auflî que l'augmentation prodigieufe des matières rendit, à d'autres égards, un tel ouvrage beaucoup plus difficile. Mais ce n'eft point à nous à juger fi les fuccelleurs des premiers Encyclopédiftes ont été hardis ou préfomptueux ; & nous les lailTerions tous jouir de leur réputa- tion , fans en excepter Ephraïm C H A M B E R s le plus connu d'entr'eux fi nous n'avions des raifons particulières de pefer le mérite de celui-ci.
L'Encyclopédie de Chambers dont on a publié à Londres un fi grand nombre d'éditions rapides , certe Encyclopédie qu'on vient de traduire tout récemment en Italien, & qui de notre aveu mérite en Angleterre & chez l'étranger les hon- neurs qu'on lui rend , n'eût peut-être jamais été faite , fi avant qu'elle parût en Anglois, nous n'avions eu daos notre Langue des Ouvrages où Chambers a puifé fans mefure & fans choix la plus grande partie des chofes dont il a compofé fon Didionnaire. Qu'en auroient donc penfé nos François fur une traduftion pure & fimple ? Il eût excité l'indignation des Savans & le cri du Public , à qui on n'eût préfenté fous un titre faftueux & nouveau , que des richefles qu'il pofîedoit depuis long-temps.
Nous ne refufons point à cet Auteur la juftice qui lui ell due. Il a bien fenti le mérite de l'ordre encyclopédique, ou de la chaîne par laquelle on peut defcendre fans interruption des premiers principes d'une Science ou d'un Art jufqu'à hs conféquences les plus éloignées , & remonter de fes conféquences les plus éloi- gnées jufqu'à fes premiers principes ; pafler imperceptiblement de cette Science ou de cet Art à un autre; &, s'd eft permis de s'exprimer ainfi, faire fans s'éo-arer le tour du monde littéraire. Nous convenons avec lui que le plan & le deflîn de fon Diélionnaire font excellens , & que fi l'exécution en étoit portée à un certain degré de perfeélion , il contribueroit plus lui feul aux progrès de la vraie Science, que la moitié des Livres connus. Mais malgré toutes les obligations que nous avons à cet Auteur , & l'utifité confidérable que nous avons retirée de fon travail, nous n'avons pu nous empêcher de voir qu'il reftoit beaucoup à y ajouter. En effet, conçoit-on que tout ce qui concerne les Sciences & les Arts puiiTe être renfermé en deux volumes in-folio î La nomenclature d'une matière auffi étendue en fournuoit un elle feule, fi elle étoit complette. Combien donc ne doit-il pas y avoir dans fon Ouvrage d'articles omis ou tronqués /
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Ce ne font point ici des conjeftures. La tradudion entière du Chambers nous a palTé fous les yeux , &_nous avons trouvé une multitude prodigieufe de choies à défirer dans les Sciences ; dans les Arts libéraux , un mot où il falloit des pages,» 6z tout à fuppléer dans les Arts mécaniques. Chambers a lu des Livres , mais il n'a guère vu d'artiftes ; cependant il y a beaucoup de chofes qu'on n'apprend que dans les atteliers. D'ailleurs il n'en eft pas ici des omifîîons comme dans un autre Ouvrage. Un article omis dans un Diftionnaire commun le rend ieulement impar- fait. Dans une Encyclopédie , il rompt l'enchaînement, & nuit à la forme & au fond ; & il a fallu tout l'art d'Ephraïm Chambers pour pallier ce défaut.
Mais, fans nous étendre davantage fur l'Encyclopédie Angloife, nous annon- çons que l'Ouvrage de Chambers n'eft point la bafe unique fur laquelle nous avons élevé : que l'on a refait un grand nombre de fes articles ; que l'on n'a em- ployé prefque aucun des autres fans addition , corredion, ou retranchement, & qu'il rentre fimplement dans la clafle des Auteurs que nous avons particulièrement confultés. Les éloges qui furent donnés il y a fix ans au fimple projet de la Tra- duftion de l'Encyclopédie Angloife, auroient été pour nous un motif fuffifanc d'avoir recours à cette Encyclopédie , autant que le bien de notre Ouvrage n'en fouCiiroit pas.
La partie mathématique efl; celle qui nous a paru mériter le plus d'être confer- vée : mais on jugera par les changemcns confidérables qui y ont été faits , du befoin que cette partie & les autres avoient d'une exafte révifion.
Le premier objbt fur lequel nous nous fommes écartés de l'Auteur Anglois-, c'eft l'Arbre généalogique qu'il a dreffé des Sciences & des Arts , & auquel nons avons cru devoir en fubftituer un autre. Cette partie de notre travail a été fuffi- famment développée plus haut. Elle pré fente à nos leéleurs le canevas d'un Ou- vrage qui ne fe peut exécuter qu'en pUifieurs Volumes in-folio, & qui doit con- tenir un jour toutes les connoiflances des hommes.
Al'afped d'une matière auffi étendue, il n'eft perfonne qui ne fafle avec nous 1^ réflexion fuivante. L'expérience journalière n'apprend que trop combien il eft difficile à un Auteur de traiter profondément de la Science ou de l'Art dont il fait toute fa vie une étude particulière. Quel homme peut donc être aflez hardi & affez borné pour entreprendre de traiter fcul de toutes les Sciences & de tous les Arts ?
Nous avons inféré delà que pour foutenir un poids aufli grand que celui que nous avions à porter , il étoit néceiïaire de le partager ; & fur le champ nous avons jeté les yeux fur un nombre fuffifant de Savans & d'Artiftes ; d'Artiftes habiles & connus par leurs talens; de Savans exercés dans les genres particuliers iju'on avoit à confier à leur travail. Nous avons diftribuè à chacun la partie qui
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DÉS ÉDITEURS. Ixv
lui convenoit : qucîques-uns même étoient en poflefllon de la leur , avant que nous nous chargeaffions de cet Ouvrage. Le public verra bientôt leurs noms, & nous ne craignons point qu'il nous les reproche. Ainfi , chacun n'ayant été occupé que de ce qu'il entendoit, a été en état de juger fainement de ce qu'en ont écrit les Anciens & les Modernes, & d'ajouter aux lecours qu'il en a, tirés, des con- noidar.ces puifées dans (on propre fonds. Perfonne ne s'efl avancé fur le terrain d'.iutrui, & ne s'ell mêlé de ce qu'il n'a peut-être jamais appris ; & nous avons eu j'ius de méthode, de certitude, d'étendue ôi de détails qu'il ne peut y en avoir dans la plupart dc-s Lexicographes. Il eft vrai que ce plan a réduit le mérite d'E- diteur à peu de chofe; mais il a beaucoup ajouté à la perfeûion de l'Ouvrage ; éc nous penférons toujours nous être acquis affez de gloire, fi le Public eft fatisfait. En nn mot, chacun de nos Collègues a fait un Difiionnaire de la Partie dont il s'eft chargé , & nous avons réuni tous ces Diâionn aires enfemble.
Nous croyons avoir eu de bonnes raifons pour fuivre dans cet Ouvrasse l'ordr-* alphabétique. Il nous a paru plus commode & plus £icile pour nos Icûears , qui défirant de s'inftruire fur la fignification d'un mot, le trouveront plus aifémenc dans un Diétionnaire alphabétique que dans tout autre. Si nous euiTions traité toutes les Sciences féparément , en faifant de chacune un Diélionnaire particulier, non feulement le prétendu défordre de la fuccellion alphabétique auroit eu lieu dans ce nouvel arrangement , mais une telle m.éthode auroit été fujette à des in- convéniens confidérables par le grand nombre de mots communs à différentes Sciences, & qu'il auroit falUi repérer plufîeurs fois ou placer au hafard. D'un autre côté, Ci nous euffions traité de chaque Science féparément & dans un difcours fuivi , conforme à l'ordre des idées , & non à celui des mors , la forme de cet Ouvrage eût été encore moins comm.ode pour le plus grand nombre de nos leéteurs qui n'y auroient rien trouvé qu'avec peine ; l'ordre encyclopédique des Sciences & des Arts y eût peu gagné , & l'ordre encyclopédique des mots , ou plutôt des objets par lefquels les Sciences fe communiquent & fe touchent , y auroit infini- ment perdu. Au contraire , rien de plus facile dans le plan que nous avons fuivi > que de fatisfaire à l'un & à l'autre : c'eft ce que nous avons détaillé ci-deffas. D'ailleurs, s'il eût été queftion de faire de chaque Science & de chaque Art un traité particulier dans la forme ordinaire, & de réunir feulement ces d'iTérens traités fous le titre d'Encyclopédie , il eût été bien plus difficile de rafiembler pour cet Ouvrage un fi grand nombre de perfonnes, & la plupart de nos Collègues auroient fins doute mieux aimé donner féparément leur Ouvrage , que de le voir confondu avec un grand nombre d'autres. De plus , en fuivant ce dernier plan , nous euffions été forcés de renoncer prefque entièrement à l'ufage que nous vou- lions faire de l'Encyclopédie Angloife , entraînés tant par la réputation de cec Tome I, i
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Ouvrage, que par l'ancien Pro/peélus , approuvé du pupUc, & auquel nous défi- rions de nous conformer, La lradu£tion entière de cetce Encyclopédie nous a été rem'fe entre les mains par les Libraires qui avoient entrepris de la publier; nous l'avons diftribuée à nos Collègues, qui ont mieux aimé fe charger de la voir, de la corriger , de l'augmenter , que de s'engager fans avoir , pour ainfi dire ,■ aucuns matériaux préparatoires. Il efl: vrai qu'une grande partie de ces matériaux leur a été inutile, mais du moins elle a fervi à leur faire entreprendre plus volons tiers le travail qu'on efpéroit d'eux ; travail auquel plufieurs fe feroient peut-être refufés , s'ils avoient prévu ce qu'il devoit leur coûter de foins. D'un autre côté ^ quelques-uns de ces Savans, en pofleflion de leur Partie long-temps avant que nous fuiïîons Editeurs, lavoient déjà fort avancée en fuivant l'ancien projet de i'ordre alphabétique ; il nous eût par conféquent été impouible de changer ce projet , quand même nous aurions été moins di'polés à l'approuver. Nous lavions enfin , ou du moins nous avions lieu de croire qu'on n'avoir fait à l'Auteur An- glois , notre modèle , aucunes diflicultés fur l'ordre alphabétique auquel ils'étoic affujéti. Tout fe réuiiilfoit donc pour nous obliger de rendre cet Ouvrage conforme à un plan que nous aurions fuivi par choix , fi nous en euflions éré les maîtres.
La feule opération dans notre travail qui frppofe quelque intelligence , confifte à remplir les vides qui féparent deux Sciences ou deux Arts, & à renouer la chaîne dans les occafions où nos Collègues fe font rrpolés les uns furies autres de certains articles, qui paroiffant appartenir également à plufieurs d'entr'eux» n'ont érc faits par aucun. Mais afin que la perfonne chargée d'une Partie ne foie point comptable des fautes qui pourroient fe gîifler dans des morceaux furajoutés, nous aurons l'attention de diftingucr ces morceaux par une étoile. Nous tiendrons exaétement la parole que nous avons donnée ; le travail d'autrui fera facré pour nous, & nous ne manquerons pas de confulter l'Auteur, s'il arrive dans le cours de l'Edition, que fon ouvrage nous paroifle demander quelque changement confidérable.
Les difiérentes mains que nous avons employées ont appolé à chaque article comme le fceau de leur ftyle particulier , ainfi que celui du ftyle propre à la matière & à l'objet d'une Partie Un procédé de chimie ne fera point du même ton que la defcription des bains & des théâtres anciens ; ni la manœuvre d'un Serrurier expolée comme les recherches d'un Théologien fur un point de dogme ou de difcipline. Chaque chofe a fon coloris , &. ce feroit confondre les genres que de les réduire à une certaine uniformité. La pureré du ftyle , !a clarré, & la pré- cifion , font les feules qualités qui puifîent être communes à tous les articles , & nous efpérons qu'on les y remarquera. S'en permettre davantage, ce feroit s'ex- pofer à la monotonie Se au dégoût qui font prefque inféparables des Ouvrages étendus , & que l'extiême variécé des matières doit écarter de celui-cL
DES EDITEURS. kviî
Nous crv avons dit afTez pour inilruire le public de la nature cTune entreprife k laquelle il a paru s'intérefler , des avantages généraux qui en réfulteront fi elle eft bien exécutée ; du bon ou du mauvais luccès de ceux qui l'ont tentée avant nous ; de l'étendue de fon objet ; de l'ordre auquel nous nous fommes aflujétis ; de la diftribution qu'on a faite de chaque Partie, & de nos fondions d'Editeurs. Mous allons maintenant pafier aux principaux détails de l'exécution.
Toute la matière de l'Encyclopédie peut fe réduire à trois chefs : les Sciences , les Arts libéraux , & les Arts mécaniques. Nous commencerons par ce qui con- cerne les Sciences & les Arts libéraux , & nous finirons par les Arcs mécaniques. On a beaucoup écrit fur les Sciences. Les traités fur les Arts libéraux fe font multipliés fans nombre ; la république des Lettres en eft inondée. Mais combien peu donnent les vrais principes .'' combien d'autres les noient dans une alHuence de paroles , ou les perdent dans des ténèbres afleftées ? Combien dont l'autorité en impofe , & chez qui une erreur placée à côté d'une vérité , ou déjrédite celle-ci , ou s'accrédite elle-même à la faveur de ce voifinage ? On eût mieux fait fans doute d'écrire moins & d'écrire mieux.
Entre tous les Ecrivains , on a donné la préférence à ceux qui font générale- ment reconnus pour les meilleurs. C'efl de là que les principes ont été tirés. A leur cxpofition claire & préciié , on a joint des exemples ou des autorirés conftamment xeçues. La coutume vulgaire eft de renvoyer aux fources , ou de citer d'une ma- nière vague, fouvent infidelle , & prefque toujours confufe ; en forte que dans ies différentes Parties dont un article eft compofé , on ne fait exaétement quel Auteur on doit confulter fur tel ou tel point, ou s'il faut les confulter tous ; ce qui rend la vérification longue & pénible. On s'ell attaché , autant qu'il a été poflîble, à éviter cet inconvénient, en citant dans le corps même des articles les Auteurs fur le témoignage defquels on s'ell appuyé ; rapportant leur propre texte quand il eft néceflaire ; comparant par-tout les opinions ; balançant les raifons ; propofant des moyens de douter ou de fortir de doute; décidant même quelquefois , détrui- fant autant qu'il eft en nous les erreurs & les préjugés ; & tâchant fur-tout de ne les pas multiplier , & de ne les point perpétuer, en protégeant fans examen des fentimens rejetés, ou en profcrivant fans raifon des opinions reçues. Nous n'a- vons pas craint de nous étendre quand l'intérêt de la vérité & l'importance de k matière le demandoient, facrifiant l'agrément toutes les fois qu'il n'a pu s'accorder avec l'inftrudion.
Nous ferons ici fur les définitions une remarque importante. Nous nous fommes conformés dans les articles généraux des Sciences à l'ufage conftamment reçu dans les Didionnaires & dans les autres Ouvrages , qui veut qu'on commence en trai- tant d'une Science, par en donner la définition. Nous l'avons donnée aulfi , la
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plus fimple même & la plus courte qu'il nous a été pcffiblc. Mais il ne faut pa3 croire que la définition d'une Science, fur- tout d'une Science abftraite , en puiffe donner l'idée à ceux qui n'y font pas du moins initiés. En effet , qu'eft-ce qu'une Science , fiaon un fyflèrae de règles ou de faits relatifs à un certain objet .? & com- ment peut-on donner l'idée de ce fyftême à quelqu'un qui feroit abfolument igno- rant de ce que le fyftême renferme ? Quand on dit de l'Arithmétique , que c'eft la Science des propriétés des nombres , la fait-on mieux connoîtreà celui qui ne la fait pas , qu'on ne feroit connoître la pierre philofophale , en difant que c elt le fecret de faire de l'or ? La définition d'une Science ne confifte proprement que dans l'expofirion détaillée des chofes dont cette Science s'occupe , comme la de- finition d'un corps eft la defcription détaillée de ce corps même ; <3c il nous femble d'après es principe , que ce qu'on appelle définition de chaque Science feroit mieux placé à la fin qu'au commencement du livre qui en traite : ce feroit alors le réfultaC extrêmenien:: réduit de toutes les notions qu'on auroit acquifes. D'ailleurs, que- contiennent ceî définitions pour la plupart , finon des expreffions vagues & abftraites , dont la notion efl fouvent plus diflTicile à fixer que celles de la Science même? Tels font les mots ,^fc!ence , nombre y &z propriété , dans la définition déjà citeé' de l'Arithmétique. Les termes généraux fins doute font néceflaires , & nous avons vu dant ce Difcours o^uelle en eft l'utilité ; mais on pourroit les définir , un abus forcé des fignes ; & la plupart des définitions , un abus tantôt volontaire , tantôt forcé des termes généraux. Au refte , nous le répétons , nous nous fommes conformés fur ce point à l'ufage , parce que ce n'eft pas à nous à te changer , & que la i"ôrme même de ce Dictionnaire nous en empêchoit. Mais en ménageant les préjugés, nous n'avons point dà appréhender d'expofer ici des idées que nous croyons faines. Continuons à rendre compte de notre Ouvrage.-
L'cmplre des Sciences & des Arts eft un monde éloigne du vulgaire , cài l'on faïC tous les jours des découvertes , mais dont on a bien des relations fabuleufcs. Il étoit important d'aOlirer les vraies , de prévenir fur les faurTeS ; de fixer des points, d'où l'on partît , & de faciliter ainfi la recherche de ce qui refte à trouver. On ne cite des faits , on ne compare des expériences , on n'imagine des méthodes , que pour exciter le génie à s'ouvrir des routes ignorées, & à s'avancer a des recou- vertes nouvelles , en regardant com.me le premier pas celui où les grands hommes ont terminé leur courfe. C'ell auffi le but que nous nous fommes propofé , en alliant aux principes des Sciences & des Arts libéraux l'hiftoire de leur origme & de leurs progrès fucceflifs ; & fi nous l'avons atteint , de bons efpits ne s'occuperont plus à chercher ce qu'on favoit avant eux. Il fera facile dans les produaions a venir 'fur le: Sciences & fur les Arts libéraux de démêler ce que les inventeurs oiK t»é de le.wrs, fçnds d'avec ce qii'Js ont emprunté de leurs prédéceffeurs : on appre--
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DES EDITEURS. kix
elcra les travaux ; 5c ces hommes avides de réputacion & dépourvus de génie, qui publicnc hardiment de vieux lyllèmes comme des idées nouvelles , fciont bientôt démarques. Mais, pour parvenir à ces avantages , il a fallu donner à chaque matière une étendue convenable , infifter fur l'elTenricl , négliger les minuties, & éviter un défaut aOTez commun , celui de s'appellintir fur ce qui ne demande qu'un mot , de prouver ce qu'on ne contcfle point , & de commenter ce qui e(l clair. Nous n'avons ni épargné ni prodigué les éclairciffemens. On jugera qu'ils étoicnc nécelTaires par-tout oi:i nous en avons mis , & qu'ils auroient été fuperflus où l'on n'en trouvera pas. Nous nous fommes encore bien gardés d'accumuler les preuves où nous avons cru qu'un feul raifonnement folide fuffifoit , ne les multipliant que dans les occafions où leur force dépendoit de leur nombre & de leur concert.
Les articles qui concernent les élérnens des Sciences ont été travaillés avec tout le foin polfible ; ils font en effet la bafe & le fondement des autres. C'ell par cette raifon que les élérnens d'une Science ne peuvent être bien faits que par ceux qui ont été fort loin au delà ; car ils renferment le fyftême des principes généraux qui s'étendent aux différentes parties de la Science ; & pour connoître la manière la plus flivorable de préfenter ces principes , il faut en avoir fait une application tiès-étenJue & très-variée.
Ce font là toutes les précautions que nous avions h prendre. Voilà les richeffcs fur lefquellen nous pouvions compter ; mais il nous en eft furvenu d'autres que notre entreprife doit , pour ainfi dire, à fa bonne fortune, Ce font des manufcrits qui nous ont été communiqués par les Amateurs , ou fournis par des Savans , entre lerquels nous nommerons ici M. FoRMEY , Secrétaire perpétuel de l'Académie royale des Sciences & des Belles-Lettres de Pruffe. Cet illuflrc Académicien avoic médire un Diaionnaire tel à-pcu-près que le nôtre; & il nous a générenfemenc facrif.é la partie confidérable qu'il en avoir exécutée , & dont nous ne manquerons pas de lui taire honneur. Ce font encore des recherches , des obfervations , que chaque artiile ou Savant chargé d'une partie de notre Diélionnaire , renfermoic dans Ton cabinet , ce qu'il a bien voulu publier par cette voie. De ce nombre feront prefq'ie tous leJ articles de Grammaire générale & particulière. Nous croyons pouvoir aflurcr qu'aucun Ouvrage connu ne fera ni auffi riche ni aufll indruftii que le nôtre fur les règles & les ufages de la Langue Françoifc , & même fur la rature, l'origine, & le philofophique des Langues en général. Nous ferons donc part au public, tant fur les Sciences que fur les Arts libéraux, de pUifieurs fonds littéraires dont il n'auroit peut-être jamais eu connoiflance.
Mais ce qui ne contribuera guère moins à la perfeélion de ces deux branches, importantes , ce font les fecours obligcans que nous avons reçus de tous côtés ; proteclion de la part des Çrands , accyei,! £v communication dç la j>ai-t de çlufieuï^
Ixx DISCOURS PRELIMINAIRE
Savans, bibliothèques publiques , cabinets particuliers, recueils, porte-feuilIes Oc. tout nous a été ouvert , & par ceux qui cultivent les Lettres & par ceux qui les aiment. Un peu d'adrcfle ôc beaucoup de dépenfe, ont procuré ce qu'on n'a pu obtenir de la pure bienveillance ; & les récompenfes ont prelque toujours caUné, ou les inquiétudes réelles , ou les alarmes limulées de ceux que nous avions à confulter.
Nous femmes principalement fenfibles aux obligations que nous avons à M. l'abbé Sallier , Garde de la Bibliothèque du Roi : il nous a permis, avec cette polirefle qui lui ell naturelle , & qu'animoit encore le plaifir de favorifer ilne grande entreprife , de choillr dans le riche fonds dont il ell dépofitaire , tout ce qui pou- voit répandre de la lumière ou des agrémens fur notre Encyclopédie. On juftifie, nous pourrions même dire qu'on honore le choix du prince , quand on fait fe prêter ainfi à fes vues. Les Sciences & les Beaux- Arts ne peuvent donc trop concourir à illuftrer par leurs produdions le règne d'un Souverain qui les favorife. Pour nous , fpedlateurs de leurs progrès & leurs hiiloriens , nous nous occuperons feu- lement à les tranfmettre à la poftérité. Qu'elle dife à l'ouverture de notre Didion- naire , tel étoit alors l'état des Sciences & des Beaux-Arts. Qu elle ajoute fes dé- couvertes à celles que nous aurons enrégiftrées , & que l'hilloire de l'efprit humain & de fes produélions aille d'âge en âge jufqu'aux fiecles les plus reculés. Que l'Encyclopédie devienne un fanftuaire où les connoilTances des hommes foient à l'abri des temps & des révolutions. Ne ferons-nous pas trop flattés d'en avoir pofé les fondemens .^ Quel avantage n'auroit-ce pas été pour nos pères & pour nous, fi les travaux des Peuples anciens, des Egyptiens, des Chaldéens , des Grecs , des Romains , &c. avoient été tranfmis dans un ouvrage encyclopé- dique , qui eût expofé en même temps les vrais principes de leurs Langues ? Fai- fons donc pour les ficelés à venir ce que nous regrettons que les fiecles paffés n'aient pas fait pour le nôtre. Nous ofons dire que fi les Anciens euflent exécute une Encyclopédie , comme ils ont exécuté tant de grandes chofes , & que ce manufcrit fe fût échappé feul de la fameufe bibliothèque d'Alexandrie, il eût été capable de no-js confoler de la perte des autres.
Voilà ce que nous avions à expofer au public fur les Sciences & les Beaux-Arts. La partie des Arts mécaniques ne demandoit ni moins de détails ni moins de foins. Jamais peut-être il ne s'eft trouvé tant de difficultés rafiemblées , & fi peu de fecours dans les Livres pour les vaincre. On a trop écrit fur les Sciences : on n'a pas aflfez bien écrit fur la plupart des Arts libéraux ; on n'a prefque rien écrit fur les Arts mécaniques. Car qu'efl-ce que le peu qu'on en rencontre dans les Auteurs, en comparaifon de l'étendue & de la fécondité du fujet ? Entre ceux qui eu ont traité , l'un n'etoit pas aflez inllruit de ce qu'il avoir à dire , & a moins
DES EDITEURS. Ixxj
rempli fou fujet que montré la nécelTité d'un meilleur ouvrage. Un autre n'a qu'effleuré la matière , en la traitant plutôt en Grammairien & en homme de Lettres , qu'en Artiile. Un troifieme eil à la vérité plus riche & plus ouvrier : mais il ell en même temps fi court, que les opérations des artiftes & la dcl'crip tion de leurs machines, cette matière capable de fournir feule des Ouvrage? conli- dérables , n'occupe que la très- petite partie du fien. Chambers n'a prefque rien ajouté à ce qu'il a traduit de nos Auteurs. Tout nous déterminoit donc à recourir aux ouvriers.
On s'eft adrefle aux plus habiles de Paris & du Royaume ; on s'efl donné la peine d'aller dans leurs atteliers , de les interroger , d'écrire fous leur diftée , de développer leurs penfées, d'en tirer les termes propres à leurs profeflîons , d'en drefler des tables , & de les définir, de converfer avec ceux de qui on avoit obtenu des mémoires, & (précaution prefque indi^penfable ) de redifier dans de longs & fréquens entretiens avecles uns , ce qneù'auTes avoient imparfaitement, obfcurément , & quelquefois infidellement expliqué. Il eft des artiftes qui fonc en même temps gens de Lettres , & nous en pourrions citer ici , mais le nombre en feroit fnrt petit. La plupart de ceux qui exercent les Arrs mécaniques , ne les ont embrafles que par nécefiité, & n'opèrent que par inHind. A peine entre mille en rrouve-t-on une douzaine en érat de s'exprimer avec quelque clarté fur les inftrumens qu'ils emploient & fur les ouvrages qu'ils fabriquent. Nous avons vu des ouvriers qui travaillent depuis quarante années , fans rien connoître à leurs machines. Il a fallu exercer avec eux la fonûion dont fe glorifioit Socrate , la foLidion pénible & délicate de faire accoucher les eiprirs , objktrix animoruîn.
Mais il eft des métiers fi finguliers & des manœuvres fi déliées , qu'à moins de travailler foi-même , de mouvoir une machine de fes propres mains , & de voir l'ouvrage fe former fous fes propres yeux, il eft difficile d'en parler avec précifion. Il a donc fallu plufieurs fois fe procurer les machines , les conftruire , mettre la main à l'œuvre; fe rendre, pour ainfi dire, apprenti, & faire foi-même de mau- vais ouvrages , pour apprendre aux autres comment on en fait de bons.
C'eft ainfi que nous nous femmes convaincus de l'ignorance dans laquelle on eft iur la plupart des objets de la vie, & de la difTiculré de forrir de cette igno- rance. C'eft ainli que nous nous femmes mis en érat de démontrer que l'homme de Lettres, qui lait le plus fa Langue, ne connoîc pas la vingtième partie des mots ; que quoique chaque Art ait la fienne , cette langue eft encore bien imparfaite ; que c'eft par l'cxtrêire habitude de converfer les uns avec les autres , que les ouvriers s'entendent , & b;au oup plus pir le retour des conjonc- tures que par Tufage des termes. La.s un att.-lier c'tft ie moment qui parle , & pofl i'artiiic.
Ixxij DISCOURS P RELIMINAIRE
Voici la méchode qu'on a fuivic pour chaque Art. On a traité, i°. de la ma- tière, des lieux où elle le trouve , de la manière dont on la prépare , de les bonnes &mauvaifes qualités, de l'es différentes efpeces , des opérations par lefqueUes on la fait palTer, foit avant que de l'employer , foit en la mettant en œuvre.
2°. Des principaux ouvrages qu'on en fait, & de la manière de les faire.
3'». On a donné le nom & la defcription des